AINSI PEIGNAIT VINARDEL

Point de sépulture, disions-nous, mais corollaire obligé, le silence. Dans les rues désertées seul résonne le tintement des estagnons qui ne contiennent plus que l’huile pour l’onction des morts et ces flaques d’eau, épithalames du ciel.
Une enfilade de pièces vides que traverse une voix qui vous fut chère ; elle appelle, sans écho, s’ouvre et se perd, plainte feulée, répétitive comme la vague, se retourne et vous mord.
Ces voitures, ces trams, ne roulent plus depuis longtemps, abandonnés là par un mauvais démiurge. Tas de rouille que le soleil délitera pour se confondre avec le sol. Par quel cataclysme, quelle colère des dieux, la ville s’est-elle figée, les habitants n’ayant eu que le temps de s’enfuir, laissant derrière eux leur âme et leurs larmes ?
Vous croyez que le vent venu de la mer vous apporte des sons familiers, des voiles qui ralinguent, des coques qui tossent contre les quais. Simple rémanence, illusion auditive, c’est une partition sans musique. Voyez, nul frémissement dans le feuillage, le vent comme un rideau de scène est tombé. Cette grue ne hale plus rien des cales vides, flèche inerte, corrodée, pointant vers le ciel comme l’aiguille de l’horloge de la gare d’Hiroshima à l’heure fatidique. (L’Arsenal, matin ; l’Amirauté, Les quais, soir.)
En fait ce sont plusieurs lavis, sur papier calque, superposés, un léger décalage confère une épaisseur, une sensation de relief, mais passez la main dessus : nulle aspérité, nulle faille n’arrête votre geste. Tout cela est virtualité, trompe-l’œil, hologramme.
Dans une vaste salle, tribunal ou hypogée, l’impavide présence du Sphinx, assis dans la sérénité de la certitude, lui qui « écoute le chant des planètes et veille au bord des éternités, sur tout ce qui fut et sur tout ce qui sera ». Les protagonistes, l’âme lourde d’arrière-pensées et de souvenirs échus, ont une pose hiératique, noble, qui marque la gravité de l’instant : la passation de pouvoir, à cette dernière heure du jour, entre maîtres et valets. Les premiers absents, sphinx et totem, ces dieux lares, seront les garants de cette mémoire vive, de l’osmose entre ceux qui s’en vont et ceux qui restent. On ne parle pas encore de départ définitif, mais de vacance, de stase, on veut se ménager l’illusion d’un possible retour. D’une voix atone, le maître édicte ses volontés : au totem le prosaïsme d’expédier les affaires courantes, au sphinx celles qui relève du monde endogé. Point de rupture, de reflux dans le cours de la vie, laisse-t-il entendre, que les apparences soient sauves. La femme assesseur, vestale déchue, acquiesce, silencieuse.
Ces personnages qui sont restés là, de leur plein gré ou non, héros malgré eux, se veulent des passeurs de mémoire. Celui qui chante meurt, et meurt celui qui l’écoute. Sans doute sont-ils morts depuis longtemps, leurs hardes aux tons sourds ne sont d’aucun âge. D’anciennes habitudes les font aller et venir, de façon mécanique, itérative, ils entrent dans des boutiques, des cafés, où sur des rayonnages vides il n’y a plus que poussière. Flotte encore une vague odeur de cannelle que domine le remugle de la cave restée ouverte. Aucun geste, « Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles. Et l’on entend à peine leurs paroles. »

Vous les voyez vaquer à de futiles occupations, attendre un ordre qui ne vient pas, mettre en scène leur propre fin. D’acteurs ils ne sont plus que figurants, comme le souligne justement Vinardel. Ils ne font plus, encore un bref laps, qu’habiter leur existence. Leur taille lilliputienne n’est pas une erreur d’échelle, simplement, au fil des jours, elle s’amenuise, leur silhouette s’étiole comme le pisé de leur décor. Leur visage diaphane se creuse, ils ont vocation à disparaitre, poussière devenir. Et la ville passée à l’estompe, perdure un instant sur la rétine avant de s’effacer des mappemondes. Elle ne forme plus qu’une tache brune sur la dune, un reg sur lequel passe la méharée butant sur les caïeux d’anciens remparts.
Les nomades, des êtres frustres qui comprennent avant que de savoir et « ne connaissent que le libre ciel et le festin perpétuel de leur âme » vont, sans cesse se retournant, la besace légère, avec au fond des prunelles les « vedute » de la ville qu’ils ne reverront plus. Peut-être n’ont-ils pas su, aux carrefours disparus, prendre l’autre chemin, celui qui mène à cet arrière-pays de cocagne, et se privent volontairement de tout bonheur. A l’instar d’Antigone, « Ils auront plus longtemps à plaire aux morts qu’aux vivants. » Et ces ombres secrètement règnent sur le monde. Ainsi le veut Vinardel. Passe un vol d’oies sauvages, criaillant, une invite à les rejoindre, ce qu’empêche leur finitude où un trop plein d’âme.
Cette place, son évidence éparse, celle du pal et du gibet mais aussi du jet d’eau muezzin, que perfore l’obélisque, où le proche et l’ailleurs se confondent, cette place, c’est le lieu absolu dont on ne peut plus rêver l’existence. Par-delà les murs, le regard erre sur des terres qui ne donnent plus rien, que foulent d’autres pas et berce une autre langue, un horizon plus haut ou plus bas, entre lauriers et asphodèles, un pays qu’on appelle l’Exil.

Gilles RAVRY