Les sortilèges de Pascal Vinardel
« Il faut montrer la vie non telle qu’elle est, ni telle qu’elle doit être, mais telle qu’elle nous apparaît en rêve. »
Anton Tchekhov
Combien de fois, au détour d’une flânerie désœuvrée, n’ai-je pas été assailli par l’une de ces fascinantes et insistantes visions qui, telles des refrains de chansons ou de poème à demi oubliés, surgissent à l’improviste depuis quelque mystérieux monde intermédiaire, nous plongeant dans des songeries dont il est presque impossible de se déprendre ? Carl Gustav Jung les nomme des rêves archétypes et laisse entendre qu’elles proviendraient des réserves de notre inconscient collectif ancestral.
Or, je m’en souviens fort bien, c’est l’une de ces visions qui m’a littéralement ravi la toute première fois que je me suis trouvé confronté à une toile de Pascal Vinardel. Cela s’est produit rue de l’Université à Paris.
Une promenade hasardeuse,(circonstance naturellement propice, on le sait, au jaillissement de la sérendipité) m’avait conduit dans ces parages et j’étais soudain tombé en arrêt devant la vitrine d’une galerie de peinture où resplendissait une toile providentiellement intitulée Le grand détour.
J’ai été pris d’un léger vertige, car cette extase se produisait en parfaite synchronicité avec ma plus secrète et profonde nostalgie, ce matérialisant sous les yeux avec une précision stupéfiante : j’aperçus, au beau milieu d’une rue bordée de bâtiments dont les fenêtres reflétaient les derniers rayons du soleil au centre d’une flaque d’eau attestant de la dernière averse orageuse, sous la pâle vacuité d’un ciel éthéré d’une fin de journée caniculaire, le cycliste que j’étais depuis toujours, se tenait en équilibre sur la pointe fragile d’un éternel présent ! Je demeurai là, envoûté pour un long moment.
Cependant, la galerie étant fermée, je dus revenir le lendemain pour y contempler les autres toiles exposées.
À leur simple vue, comme si ces œuvres possédaient le pouvoir magique de déclencher des séquences imaginaires en dormance dans les tréfonds de mon subconscient, le même sortilège me saisit de nouveau :
J’étais assis dans la demi-pénombre d’une salle de café, vaste et haute, dont les larges baies s’ouvraient sur une torride journée d’été. Les stores de la terrasse battaient presque imperceptiblement au vent chaud du sud et, dans la longue enfilade de l’avenue menant au port, bordée de bâtiments massifs d’ancienne architecture, flottaient des étendards bariolés. Non loin de moi, sous un immense miroir approfondissant l’espace spectral du plein-midi, assise sur une longue banquette de velours rouge, à côté d’un chat méditatif, se tenait une femme, les bras appuyés sur une table couverte d’une nappe blanche. Elle faisait face à un homme silencieux. La femme, l’homme et le chat semblaient suspendus, enchâssés dans un moment de « furtive éternité ».
Mes par une douce mais incoercible impulsion, je sortais alors et m’enfonçais à travers le dédale des ruelles de cette improbable cité d’où toute laideur moderne — comme gommée par une baguette magique — avait miraculeusement disparu. Les engins modernes, les automobiles elles-mêmes, paraissaient transfigurés par une plastique intemporelle. Je parvenais au belvédère d’une colline dominant un ensemble de sombres et opulentes demeures patriciennes dont les jardins débordaient d’une luxuriante végétation méditerranéenne. Des hautes fenêtres laissaient filtrer les lumières de quelque fête secrète. Depuis ce point de vue, je contemplais en contrebas un navire au mouillage sur l’étendue de mercure immobile d’un bassin du port. Les dernières lueurs du crépuscule, transcendant les ilots du grand-large, n’en finissaient pas d’agoniser sur l’horizon dans une harmonie violette et mordorée.
Je dois dire que depuis lors, cette magie n’a jamais faibli. Aussitôt que je me suis mis en présence d’une toile de Pascal Vinardel, ma vraie vie, mon essentielle vie onirique et baudelairienne, reprend son cours… et à chaque fois, les vers inoubliables de L’invitation au voyage résonne en moi : « …Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté… » etc.
Il est rare qu’une œuvre picturale se trouve en si parfaite adéquation avec un texte littéraire ; à croire que la poétique baudelairienne a fructifié de longue date dans le subconscient du peintre…
Il faut néanmoins préciser que l’œuvre de Vinardel paraît étonnamment audacieuse —inespérée à vrai dire — surgissant à une époque aussi tragiquement entichée du « conformisme de l’anticonformisme » que peut l’être la nôtre… En fait, indifférente aux dictats des modes passagères qui prolifèrent de nos jours, elles poursuit courageusement ce que Nietzsche désignecomme le périlleux chemin du juste milieu et, ne nous y trompons pas, c’est ce dévotieux classicisme qui est paisiblement révolutionnaire et non les oiseuses recherches d’originalité à tout prix qui caractérisent l’art actuel dans son ensemble. Cela, de façon d’autant plus patente que le style pictural de Vinardel a discrètement intégré les quelques apports fructueux de « manières » plus récentes. Elle entend cependant demeurer sous l’égide d’une longue tradition picturale qui remonte aux premiers temps de la peinture de chevalet. Or, en admettant toute fois qu’une telle dimension artistique ait l’heur de survivre à la déréliction en cours, celle audacieuse ténacité fera que son œuvre s’élèvera spirituellement — et pour longtemps encore, je crois — bien au-dessus des aberrations contemporaines. Je ne sais, par ailleurs, si Vinardel accepterait l’étiquette post-impressionniste employée ici par John Cowper Powys, mais il se trouve qu’en deçà des différents estampillages propres à chaque époque, ce dernier a parfaitement défini — face aux premiers symptômes de la débâcle à venir — la nécessité spirituelle d’une telle œuvre : « C’est, je suppose ce rude réalisme terrien dans mon tempérament qui fait qu’il m’est si difficile d’apprécier les harmoniques élaborées et les suggestions rythmiques des écoles futuristes et cubistes en peinture. J’aime et j’admire, au contraire, le Post-Impressionnisme ; et je le tiens pour une grande et inestimable expérience dans l’histoire de l’art. C’est parce que le Post-Impressionnisme a un sens raffiné et barbare de la magie splendide de la surface des choses où je vis d’habitude — alors que les autres s’enfoncent et creusent dans ce qui est pour moi « Harmoniques Mathématiques » profondément inintéressantes d’un très douteux « Monde du Dessous ».
Or, non seulement la minutie descriptive de Vinardel nous restitue cette « magie splendide de la surface des choses » (ou pour ma part j’évolue si délicieusement), mais il y ajoute cette aura du vieux rêve édénique qui hante notre subconscient le plus profond en terre occidentale et dont je crois entendre si souvent les accents sublimes — Vinardel est un grand mélomane, ne l’oublions pas — dans la musique sacrée d’un Haydn parvenu au sommet de son art.