« Culture. n.f. (lat. cultura) »
La culture est aujourd’hui orpheline d’une société vivante qui avait produit dans l’anonymat l’ordre de ses champs, le tracé de ses routes et, au rythme de ses célébrations liturgiques et saisonnières, le calendrier laborieux et savant d’un peuple qu’un même dessein rassemblait.
Elle émanait alors du génie inventif de toute une population et irriguait d’un même flux moissons et esprits ; elle était ces moissons et ces esprits. Tour à tour ferment et projet, elle accordait toutes les opérations entre elles et, orientant les désirs et les peurs, elle organisait le sens de la présence humaine sur terre.
La culture, c’est d’abord cet enchaînement qui se déroule sans interruption du premier sillon creusé —versus— au poème, de la vigne taillée —pagina— au chapitre corrigé ; car il faut des champs pour penser, il faut une activité humaine, un affairement humain pour faire naître ce versant spirituel du rêve collectif de l’homme.
Pour qu’il y ait culture enfin, il faut que toute une population soit cultivée. Rien ne devrait distinguer la culture, la séparer d’un projet social, quel qu’il soit ; l’opération qui a consisté à forger le premier outil est de la même essence que celle qui l’a orné ; toutes les deux se confondent en une même gravité ou un même jeu, car telles étaient les activités quotidiennes des hommes, qu’ils y mêlaient leurs rires, leurs larmes et leurs terreurs. Combien de tapisseries sont imbibées de prières, combien de chants écrits pour conjurer le sort, la nuit, ou pour appeler l’amour.
Il faut être profondément cultivé pour avoir conçu, bien avant l’ère dérisoire du « design », l’arc d’une faucille ; hésitant entre le croissant lunaire et la brassée d’herbage, des hommes ont médité cette forme parfaite. Car c’est tout en puisant aux viviers de leurs rêveries ou en empruntant aux magasins de leurs observations naturelles qu’ils ont, l’un après l’autre, façonné leurs instruments et les ont pliés aux nécessités des saisons, des forces et des géographies.
La culture n’est pas une antinomie de la nature, elle en est l’usage humain, qui en a tiré l’ensemble des inventions symboliques et pratiques—y en a-t-il d’autres ?— dont l’homme a jalonné son rapport avec l’univers, non pour s’en éloigner, comme il le fait aujourd’hui, mais pour se le rendre accessible et plein de sens.
Comme un fragment détaché de ces temps immémoriaux où magie et beauté scandaient toutes les activités humaines, l’œuvre d’art enferme un peu de cette formule perdue et fait ressurgir en nous l’éternel désir d’une communauté harmonieuse.
Des artisans, des bergers, des moines, officiants parmi d’autres officiants, se sont activés en accord avec les lois immuables de l’ordre universel à l’édification d’un ouvrage collectif ; et c’est bien ce qu’il faudrait modestement se remettre à l’esprit : que la plus belle œuvre d’art, c’est encore une société humaine.
Celui qui prend la parole aujourd’hui doit se rappeler à qui il la doit. Car les mots sont « la vaisselle des morts », qu’on a le devoir de tenir propre pour les banquets à venir. A ces banquets tout le monde devra s’attabler et, aux places de choix, les héritiers de ceux qui avaient, sans le savoir, rendu possibles de la langue, de la pensée et des arts.
Pascal Vinardel (1995)