Le métier d’artiste
Entretien avec Pascal Vinardel

Pascal Vinardel est unique au monde. Son œuvre comme sa pensée est un fait à part dans l’art d’aujourd’hui. Chantre de ce que doit être la discipline artistique dans sa plus large acception – celle en tout cas que nous jugeons bon de servir en ces pages –, l’homme derrière l’œuvre apparaît dans sa plus formidable beauté, comme un être faisant identité avec la peinture. Il incarne celle-ci comme Chopin incarne le piano ou Visconti le cinéma. Comme le faucon symbolise le vol ou le loup la chasse : au-delà de la conscience de soi ou de l’explication rationnelle, l’homme Vinardel se tient à l’aporie de sa propre interrogation.
Né en 1951 à Casablanca, Pascal Vinardel étudie à Paris à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts dont il sort diplômé en 1972. En 1974, alors âgé de vingt-trois ans, il est reçu au concours de la Casa Velázquez où il séjourne durant deux années. Un temps professeur à l’Ecole Nationale Supérieure des arts décoratifs, il se consacre désormais à une production de tableaux restreinte dont la rareté fait l’obsession des collectionneurs d’art.

Thibaud Josset : Pourquoi peignez-vous ?

Pascal Vinardel : La peinture n’a jamais été pour moi qu’un dernier recours. Mes préoccupations sont à l’origine plutôt philosophiques ou morales. Elles viennent d’un sentiment d’imperfection générale, de la laideur du monde. Une question d’incomplétude, de nostalgie, de deuil, a longtemps précédé la peinture. Mon exutoire aurait pu être politique ; chaque homme porte en lui le plan d’une société idéale. Mais la peinture se justifie par l’impuissance à changer le monde. Elle est un retrait hors de celui-ci. D’où l’idée très enfantine de se saisir de la réalité et de la transformer, à la manière d’un château de sable que l’on s’efforce de faire tenir debout. C’est tout notre univers que nous essayons de faire tenir ainsi, et avec lui tout ce que nous aimons qui n’existe plus ou pas encore.

T.J. : Peindre revient à s’approprier le monde ?

P.V. : L’extase de l’enfant qui, avec un bâton, trace les contours de l’ombre d’un chat sur le sable et qui voit cette trace demeurer après le départ du chat, est le premier geste de la façon dont l’homme s’est approprié son monde : en le représentant, et peut-être même, j’oserais dire, en le présentant. Lorsqu’on laisse une trace de sa main sur une paroi, c’est pour la voir. Au naturel, je ne la vois pas et me contente de la percevoir. C’est une fois dessiné que le monde apparaît. Le ciel est devenu bleu le jour où on l’a peint pour la première fois avec du pigment bleu. Dans la longue histoire de cette appropriation, la dernière grande révolution picturale demeure l’Impressionnisme, car celle-ci a fait voler en éclats la charte des tons conventionnels attribués à la nature pour la remplacer par la vérité du ton local soumis aux transformations de la lumière.

T.J. : Comment faire l’apprentissage de la peinture ?

P.V. : Apprendre à peindre passe d’abord par apprendre à voir – le peintre devrait avoir une excellente mémoire visuelle. Tout repose sur la capacité à discerner et à ressentir ce qu’il est intéressant de conserver dans ce que l’on voit. Encore faut-il avoir sur le monde quelque chose à dire. Pour cela, le premier modèle à observer est la nature, même si elle est un piège absolu puisqu’elle dit tout à la fois, tout le temps. Elle est un dictionnaire auquel il ne faut pas s’arrêter. Là où, sur le même motif, Guillaumin donne à voir des arbres, Cézanne ne voit plus l’arbre ni le ciel, mais un objet synthétique.

T.J. : La technique est donc secondaire ?

P.V. : La technique picturale est essentielle, bien sûr, mais elle ne doit pas être séparable de notre compréhension de ce que l’on voit et que l’on cherche à présenter. Quand je regarde quelque chose qui n’est pas encore de la peinture, je dois percevoir en quoi cette chose peut devenir de la peinture, et savoir comment m’y prendre. Autrement dit, vérité située hors de la peinture, une fois atteinte, regardée par elle et la regardant à son tour, elle se transformera en peinture, dans le même temps que la peinture elle-même deviendra cette vérité.
En consignant cette vérité à ma manière, je la fais apparaître sur la surface du tableau et c’est là peut-être que peuvent naître à notre insu les premiers éléments d’un style. Je dirais qu’il faut être un « bricoleur » au sens où l’entend Claude Levi-Strauss, c’est-à-dire, savoir improviser et tirer parti de tous les hasards. c’est cela qu’il faut apprendre, non pas une série de consignes et de techniques toutes faites qui ne mènent nulle part.

T.J. : Dans ce cas, sur quoi repose l’apprentissage du langage pictural ?

P.V. : Avant de savoir parler la langue de la peinture, il faut connaître celle de l’espace. Crayon et papier suffisent pour déchiffrer cet espace ; c’est un apprentissage aussi long et aussi difficile que celui d’un ingénieur des Ponts et Chaussées. En matière de dessin, il faut fuir les recettes, y compris celles des écoles. Il faut prendre possession de ses outils, qui sont des réalités physiques à maîtriser. Mais il n’y a rien à inventer. Il suffit d’utiliser les préceptes qui en la matière existent depuis des siècles. Cela prend généralement toute une vie.

T.J. : Apprend-on à aimer la « bonne peinture » ?

P.V. : Il n’y a pas de bonne et de mauvaise peinture. Ce n’est pas une histoire de qualité : il y a ce qui est de la peinture et ce qui n’est pas de la peinture. Le problème est que l’on ne donne pas aux spectateurs des musées les clefs de compréhension de ce qu’ils y voient. A propos de Corot à qui l’on reprochait une apparente gaucherie dans l’exécution de ses tableaux, Baudelaire écrit dans ses Curiosités esthétiques « qu’il y a une grande différence entre un morceau fait et un morceau fini – qu’en général ce qui est fait n’est pas fini, et qu’une chose très-finie peut n’être pas faite du tout ». Vouloir aimer la peinture n’a pas de sens. Le peintre n’est pas amoureux de la peinture mais de ce qu’il veut montrer à travers elle.

T.J. : Dans un monde de l’art pris en tenaille entre les excès de l’industrie de la culture et la médiocrité d’une peinture qui n’en est pas une, comment trouver sa place ?

P.V. : Je suis issu d’une famille d’avocats et de musiciens très respectueux du Beau, mais pas d’ « artistes » à proprement parler. Lorsque j’ai annoncé à mon grand-père que je souhaitais devenir peintre, il m’a dit : « Tu t’apprêtes à faire quelque chose que personne ne te demande. Fais-le du mieux possible. » On m’a bien davantage appris à me tenir droit qu’à gagner ma vie. J’ai tendance à penser qu’il faut choisir entre peindre et faire partie du monde. A un jeune artiste qui voudrait vivre de sa peinture, je conseillerais de mettre toutes les chances de son côté sans demi-mesure : soit de rentrer dans le maelström des truands, soit de se retirer pour chanter le monde. C’est dans une école d’art anglaise dans les années 1970 que l’enseignement de l’art a intégré l’art de se vendre. C’est d’une tristesse absolue. L’artiste est caractérisé par son appartenance à un ordre de choses qui constitue en soi un monde. Celui dans lequel il est apparu ne suffit pas à le combler. Nous sommes des exilés du paradis : pour certains c’est l’enfance, pour d’autres, un âge d’or, pour d’autres encore un monde en devenir. Vivre par et pour la peinture, c’est ne faire que ça. Un art digne de ce nom doit se méfier comme de la peste de la mode et de l’air du temps.

T.J. : Est-ce à dire que la bataille est perdue ?

P.V. : Pas du tout. Je suis optimiste : la peinture demeure vivante. Même la photographie n’est pas parvenue à la détrôner. Au contraire, comme celle-ci se charge d’une certaine précision du monde, le peintre est encore plus libre, délesté des impératifs de la ressemblance et de l’exactitude. À ce propos, ni la ressemblance, ni l’exactitude, de par leur nature même, ne permettent de rendre compte de la profonde verité du monde. Il faut une grande intuition et un rapport que je dirais naturel avec la géomètrie secrète des choses et l’harmonie générale qui s’en dégage pour deviner cette vérité.

T.J. : Comment travaillez-vous ?

P.V. : Beaucoup de mes tableaux commencent par une description écrite. Dans l’atelier, il y a des idées qui peuvent voyager une vingtaine d’années, parfois plus. Des idées qui sont de l’ordre de la sensation, du souvenir, de la réminiscence, de la rêverie dont les strates cumulées font naître une image mentale. C’est à travers l’épaisseur de ces strates que j’entrevois ce temps de légende qui est un véritable baume pour mon âme. Ce que l’on voit en se promenant dans la rue est condamné à disparaître avec le temps présent. L’instantanéité de la sensation ne m’intéresse pas. Lorsque cette image intérieure est assez nourrie, je prends des notes par écrit. L’image était mentale, elle devient littéraire, mais pas encore picturale. Je construis alors les éléments d’une topographie, d’une atmosphère et d’une histoire.
Ensuite,je passe à la réalisation propre du tableau. Le plan est d’abord construit sur les tensions des différentes lignes de force que la surface du tableau peut accueillir. Les formats standards sont très bien faits pour cela. Dans un 120F, il y a neuf carrés de 65cm. Puis les lignes s’effacent et laissent place à des repères. Se révèle peu à peu un espace théâtral, à la fois décor et sujet du tableau.
Alors, les choses s’accélèrent. J’installe sur la toile une « phrase chromatique » composée de jus assez consistants qui donnent deux ou trois tons principaux, comportant leurs lois propres, à la manière de la tonalité d’écriture d’une symphonie. C’est seulement là que l’image devient picturale. Elle sera alors soumise aux très rigoureuses lois de la storia albertienne qui établissent les rapports d’élégance dans l’enchaînement harmonieux de la plus petite forme à la plus grande. A ce point, soit le tableau n’est pas viable et il est effacé, soit il acquiert son autonomie.

T.J : Le peintre a-t-il un rôle à jouer ?

P.V. : Non. Mais si l’on met au monde quelques beaux enfants, il est normal d’espérer qu’ils sauront bien se comporter. La grandeur d’une civilisation sera jugée à l’aune de ce qu’il en restera : un poème, une musique, une peinture.

T.J. : Avez-vous conscience que ce que vous faites est extraordinaire ?

P.V.
Non, j’ai une trop haute idée de la peinture pour cela, mais je me sens isolé, et à la vérité, presque rien des productions actuelles ne m’intéresse, hélas. Nous sommes quelques uns seulement à croire que les belles valeurs reviendront.
Le monde que je peins existe depuis si longtemps que je suis étonné de voir qu’on ne le reconnaît pas. C’est peut-être pour cette raison que je le peins. Parce qu’on ne reconnaît plus le visage séculaire et familier du monde.

Propos recueillis par Thibaud Josset le 11-09-2015

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