Entretien avec Jean-Philippe Domecq, Pierre Souchaud et Pascal Vinardel

 

A l’origine de cet entretien, il y a ma rencontre avec Pascal Vinardel, lors de son exposition à Paris en novembre. Il y a une longue discussion au café du coin où il est question, bien entendu de peinture, de la « crise » de l’art, et aussi des écrits de Jean-Philippe Domecq sur le sujet. Étonnante coïncidence : retour à la galerie, Pascal Vinardel y trouve une lettre de Jean-Philippe Domecq lui disant combien il aime sa peinture… Cette rencontre, née du hasard, était donc nécessaire.
Pierre Souchaud : Merci d’avoir accepté cette rencontre, que j’ai souhaitée en pensant qu’il serait très intéressant de croiser vos idées respectives sur la peinture, sur son rôle, sur son actualité, sur sa permanence dans le champ de la création artistique contemporaine.
Vous êtes, Jean-Philippe Domecq, écrivain et auteur de plusieurs ouvrages qui ont déclenché, il y a une dizaine d’années ce que l’on a appelé la « crise de l’art contemporain ». Vous avez été désigné comme « L’ennemi public n° 1 » de cet art officiel qui, entre autres extravagances, rejetait la peinture-peinture comme pratique « d’arrière-garde ».
Vous êtes, Pascal Vinardel, peintre. Vous maintenez avec les systèmes de reconnaissance une distance très circonspecte. Votre peinture, très intérieure, très « habitée », pleine d’une poésie énigmatique, s’élabore très lentement. Votre récente exposition à Paris, chez Francis Barlier, après plusieurs années de retrait à la campagne, a obtenu un succès considérable, qui prouve bien que l’intérêt du public pour la peinture n’est pas « mort ». Ma question est donc : à quoi sert la peinture aujourd’hui ? et par peinture j’entends, bien sûr, l’ensemble des modes d’expression plastique « sentie »…

Pascal Vinardel : En amont de la peinture il y a quelque chose qui s’appelle de la sensation : nous ressentons fortement la relation particulière qui nous lie à l’existence visible. La peinture, avant de servir à l’histoire, au poète ou au public, sert d’abord au peintre. C’est un moyen d’expression qui demeure étonnamment efficace ; sans doute parce que nos conditions biologiques n’ont pas changé ; nous sommes encore sous l’emprise de la lenteur : celle de notre corps, du cheminement de nos sens et de notre parole.
La peinture, rudimentaire comme nous, demeure parfaitement adaptée à cette lenteur. Elle nous permet aujourd’hui de lutter contre le fondamentalisme technologique qui prétend « soulager » la réflexion humaine de ce dont pourtant elle dépend, c’est-à-dire le temps et l’espace.
Malgré les progrès techniques, l’homme pense et ressent toujours comme aux premiers temps. La sensation, objet délicat entre tous, à mi-chemin entre perception et sentiment, et qui existe, bien avant de se muer en peinture, se nourrit et grandit au cœur même de ce temps et de cet espace, nos seuls biens.

Jean- Philippe Domecq : Par rapport au temps que cette société nous impose, la peinture préserve notre chance de réintégrer notre temps, et ce, alors qu’elle travaille sur l’espace : par la contemplation qu’elle impose, par la sensation qu’elle travaille et dont vous venez de parler, Pascal Vinardel.
Les nouvelles techniques de l’image ont tendance à précipiter notre temps, à le presser toujours plus, comme le monde nous précipite, et, s’il y une crise de la civilisation aujourd’hui, elle porte sur le temps, car nous avons moins que jamais notre temps. Il y a certes de plus en plus de temps dégagé pour le loisir, mais le temps de celui-ci est lui-même soumis à la concurrence, à la rentabilité et à la productivité. La peinture peut nous rendre la liberté de trouver notre temps, pour la sensation et pour la pensée aussi. Elle a donc quelque chose à dire de particulièrement aigu dans le contexte actuel même si cela ne va pas dans le sens de la modernité ou de la contemporanéité.
Elle croise l’éventuel contemporain avec l’éventuel sempiternel. Elle est résistance à l’intégrisme technologique.

P.V. : Cette nouvelle idéologie est terrifiante, car elle tend vers une perte du monde ; elle dénature notre perception, elle anesthésie nos sens. Qui peut aujourd’hui s’orienter par rapport à la lumière, qui sait s’il fait froid sans regarder un chiffre ? La reconstitution de notre sensorialité naturelle est d’une urgence vitale.

P.S. : La peinture est-elle toujours de la peinture ?

P.V. : Toute peinture n’est pas de la peinture. Entre peintres on sait ce qui est peint et ce qui ne l’est pas : c’est de l’ordre de l’intuition artisanale. C’est de l’ordre du métier, de l’expérience sensible, de la mémoire aussi. Car nous savons ce dont cet outillage s’est rendu capable, et c’est en effet parce que la peinture a, tout au long de son existence, produit d’assez beaux enfants, que nous pouvons toujours nous appuyer sur elle.

J.P.D. : À propos d’outillage, je n’ai cependant pas envie d’écarter ce que disent les nouvelles techniques d’images. Je constate seulement que la peinture, par son caractère rudimentaire, reste, à côté de toutes les techniques nouvelles qui se sont multipliées de façon exponentielle, un outil d’une technicité remarquablement simple et économique, donc garante d’une immense liberté. Elle a considérablement ouvert son champ ; ce qui fait que, loin d’être exclue par les nouvelles images, elle me paraît être un moyen de mieux lire celles-ci et de les intégrer. Je suis certain que nul ne fera de bonnes choses avec les nouvelles techniques sans une profonde assimilation de la peinture. Cette capacité de dessiner, de discerner, qui fait la peinture, est la matrice à partir de laquelle on peut découvrir le potentiel des nouvelles images. C’est pour cela, qu’à mon avis, nouvelles images et peinture ne s’opposent pas. Viola a su tirer partie de la vidéo car il a énormément regardé la peinture du Quattrocento et su intérioriser les apports de la peinture traditionnelle. Le respect de la tradition permet d’assimiler l’extrême nouveauté technologique.

P.S. : Qu’est-ce qui fait cependant qu’on a pu dire que la peinture était « dépassée », ou, qu’inversement on assistait à un « retour à la peinture » ?

J.P.D. : Parce qu’il y a eu le zèle du néophyte, qui a pris la forme d’emballement techniciste, la fascination pour les nouveaux jouets de l’image.

P.V. : J’ai tout de même un contact difficile avec tous ces nouveaux jouets ; leur fonctionnement ne tient aucun compte de notre fonctionnement. L’écran et la souris me séparent de moi-même, me décortiquent et me robotisent. Au contraire, le crayon et le papier me rassemblent en unissant ma main et mon oeil.
Il est absurde de dire que la peinture est morte. C’est aussi stupide que d’affirmer que notre langue n’a plus rien à dire sous prétexte qu’elle a plusieurs milliers d’années. Je n’ai pas particulièrement le goût de ce qui est ancien, mais j’ai certainement celui de ce qui fonctionne ; et la peinture, ça marche encore. L’homme tel qu’il est, aussi, semble-t-il, inchangé dans sa forme et ses humeurs depuis l’aube des temps. La peinture est contemporaine de cet homme, née avec lui. Nous sommes de chair et d’os, et le crayon, la plume, le pinceau tressaillent au reflux de notre sang. la question n’est pas tant de savoir ce que nous ferons des nouvelles technologies, mais ce qu’elles feront de nous.

J.P.D. : Oui, et qu’est-ce qui fait qu’on a pu croire qu’à partir de l’apparition de ces nouveaux langages, la peinture était devenue obsolète ? C’est une vieille querelle : dire que les nouvelles techniques sont sensées effacer les anciennes est une dichotomie simpliste.

P.V. : Le seul pavillon qui ait tenu le coup à l’exposition universelle de Séville lors d’une tempête violente, c’est le pavillon japonais, qui était construit avec des règles de charpente qui dataient du XIème siècle. Un commentateur disait qu’au fond le seul pavillon vraiment moderne, c’était celui-là. Platon admirait la permanence des lois esthétiques de l’Égypte ancienne, que validaient des millénaires. Or aujourd’hui ce qui a dix ans d’âge est périmé. Les productions de notre époque ont la vie de plus en plus courte.

J.P.D. : C’est le phénomène de l’auto accélération : chaque accélération a engendré une autre accélération, à intervalles de plus en plus rapprochés, d’où la précipitation de l’ensemble. La peinture ne peut pas entrer dans cette accélération, même son improvisation n’est pas de cet ordre, et c’est heureux.

P.V. : Une peinture qui fonctionne n’a pas de temporalité. Un portrait du Fayoum est plus moderne que tel collage « futuriste » flétri avant l’âge par le modernisme même qu’il revendiquait. L’histoire a menti ; il n’y a pas de progrès en art. Dès que la technique de la poterie a existé, les premiers chefs-d’œuvre étaient là. Même chose pour le cinéma. L’art ne fonctionne pas comme la science. Les temps modernes ont disséqué les outils de la peinture : ils n’y ont rien trouvé.

J.P.D. : L’art du XXème siècle a en effet de plus en plus donné dans « l’art sur l’art »: pas l’art pour l’art, mais l’art se préoccupant de ce que doit être l’Art. Et cela a considérablement rétréci le propos, car c’est à partir de là qu’est née une vision conceptuelle extrêmement étroite. Que la peinture fasse penser, oui, mais elle ne fait pas que ça, car la pensée qu’elle génère est une pensée qui échappe à elle-même. On peut en dire un certain nombre de choses, certes, mais on ne peut l’arrêter ou la réduire à de seuls concepts. Dans l’art dit conceptuel, l’oeuvre s’arrête en effet aux concepts qu’il propose et il n’est ainsi qu’illustration de l’idée ou de l’intention en amont. L’oeuvre n’est plus qu’un détail, une illustration ou une allégorisation de cette l’intention et n’apporte guère à celle-ci. Cette prévalence du concept réducteur est un phénomène historique, très récent, très occidental. C’est sans doute le résultat de problèmes mal posés. Mais ce qui est inquiétant, c’est que cet art occidental essaime, internationalise et uniformise la réduction des enjeux artistiques par la préoccupation de ce que doit être ou de ce que peut bien être l’Art. Allons-nous voir des œuvres uniquement pour réfléchir sur l’Art ? Dont le substrat, en outre, reste et restera aussi insaisissable que la vie.

P.V. : Je crois que pour sortir de cette confusion, l’art doit regarder autre chose que lui-même et la peinture en est un des moyens. La vérité de la peinture n’est pas de la peinture. C’est la considération du monde visible qui fait peindre. Sciascia faisait la distinction entre les écrivains de mots et les écrivains de choses. Je préfère les écrivains de choses. La disparition du monde dans la peinture et l’écriture est une des silencieuses catastrophes de notre temps. Être au monde, dire « j’ai vu, j’ai été là, j’ai été vivant ». Premier devoir du peintre. Un peu de vérité touchée par la peinture peut se transformer en peinture. C’est à la fois le « toucher » du pianiste et le « touché » du tireur à l’arc. Il faut beaucoup de délicatesse, car c’est une chose très délicate d’approcher le monde ; fragile comme tout ce qui entremêle de l’homme et des choses. Ni du dehors, ni du dedans. Or l’on voit partout s’éployer des autismes notoires où chacun établit les règles d’un jeu qu’il joue tout seul. S’il fallait faire un seul reproche à l’art contemporain, c’est qu’il nous désespère.

J.P.D. : C’est un autisme qui se veut partagé, mais l’autisme par définition, ne se partage pas… et c’est bien sur cette épouvantable torsion du sens que repose une grande partie de l’art des années 90.

P.V. : La capacité qu’a tel chroniqueur d’art du « Monde » à arpenter telle foire d’art contemporain, sans opinion, à tout décrire sans rien éprouver, ni de repoussant, ni d’exaltant, cette propension à digérer des briques, ne me paraît pas un très bon signe.

P.S. : Comment peut-on encore avaler les gigantesques monochromes que Mosset nous propose depuis trente ans ?

J.P.D. : L’art du XXème siècle a été tellement obsédé par lui-même et par sa propre déconstruction, qu’on est arrivé à une sorte d’abstraction, au pire sens du terme. Et c’est sans doute dans ce contexte là, que quelqu’un répandant uniformément de la peinture sur de la toile, peut affirmer faire de la peinture ou retourner à la peinture. C’est encore là de l’idée, du programme, de l’illustration. De même que Max Ernst disait « ce ne n’est pas la colle qui fait le collage », ce n’est pas la peinture qui fait la peinture.

P.S. : Et qui fait l’artiste?

J.P.D. : C’est de moins en moins l’œuvre. On parle de plus en plus des artistes, de leur idée, de leur posture, de moins en moins des œuvres. L’art est toujours maudit, pas l’artiste, car il a profité du geste duchampien qui frappait de front la notion d’oeuvre, pour faire prévaloir celle d’artiste.
Mais Duchamp, lui, a réglé d’emblée le problème qu’il a posé. Il a isolé l’acte de désignation, comme partie du réel, comme l’un des éléments de l’art. Il a montré cela en prouvant que cela ne suffisait pas. Alors que les épigones se sont mis à reproduire cet acte de désignation à travers divers objets simplement représentés, plus ou moins agencés et plutôt moins que plus, puis des idées de sujet, puis des projets de ce que peut être l’Art…

P.V. : Ils ont regardé le doigt qui montre la lune au lieu de regarder la lune. La désignation est devenue son propre objet. Dès lors sont nées toutes ces dérives qui ne font que vérifier leur caractère d’impasses. Voilà une machine qui tourne à vide depuis bientôt quarante ans.

J.P.D. : La société y trouve cependant son compte en termes de divertissement, de spectacle. Elle peut ainsi se détourner de…, et en l’occurrence du permanent, de l’angoisse, du vrai désir ; car c’est le désir de narcisse qui est montré et cela ne va pas loin, cela n’est pas dérangeant, pas troublant, pas partageable, pas prospectif, par en devenir… On déteste toujours autant l’art et la peinture : voilà une sinistre permanence, celle du pompiérisme, qui est toujours allégorique : allégorie mythologique chez Bouguereau, qui trouvait Manet sale et vérolé, allégorie de la mise en cause de l’art traditionnel chez Buren, par exemple. Aujourd’hui Bouguereau, c’est Buren.

P.V. : Il se dégage de l’art d’aujourd’hui une sorte d’impuissance morale à vivre. On peut d’ailleurs se demander pourquoi tant de suicides chez les américains abstraits…

J.P.D. : J’ai écrit un chapitre sur les suicides de Pollock, Rotkho, De Staël, dans le livre que je viens de terminer (qui devrait sortir sous le titre : Introduction à une nouvelle histoire de l’art du vingtième siècle). En regardant les œuvres, on constate que ces trois peintres extrêmement exigeants ont voulu sortir de quelque chose qu’ils avaient accompli fortement et génialement, mais dont ils ont senti les impasses aussi. C’est comme s’ils avaient été minés de l’intérieur par leur création. Comme si la tâche avait été trop grande pour eux et pour leur génération. Ces artistes ont eu l’intuition que l’abstraction, en trois quarts de siècle, avait terminé son parcours. Comment ensuite revenir à la crête entre le monde intérieur et le monde extérieur ? De Staël a essayé, mais il était trop tard. Il ont voulu aller au-delà, mais c’était aller trop vite en besogne. C’étaient des artistes prométhéens, qui avaient vocation à se consumer jusqu’au bout. Mais il y a dans leur effondrement quelque chose qui nous interroge sur la fonction de la peinture, sur son rapport au monde.

P.V. : Hopper, lui, ne s’est pas suicidé. Il était, comme Cézanne, un peintre besogneux, pas très doué, mais ces deux hommes ont utilisé leurs petits moyens pour dire de grandes vérités, pour trouver du paysage. Hopper en a trouvé, non pas dans les grandes étendues américaines, mais dans le confiné de ces bureaux étrangement éclairés et habités. C’est dans ces boîtes à joujoux de la ville, qu’il a débusqué la source poétique qui l’a sauvé. Il a fait une peinture heureuse, qui est toujours efficace aujourd’hui.

J.P.D. : Hopper dit l’énigme banale. Parce que le banal, le réel non spectaculaire, est en effet énigmatique. Notons aussi qu’Edward Hopper s’est placé ainsi complètement en marge de l’histoire des avant-gardes. Il a regardé Vuillard, Bonnard, Degas et en est resté là pour rebondir bien au-delà et finalement dire la modernité mieux que la plupart de ses contemporains avant-gardistes. Il est, par limites personnelles et finalement heureusement, passé à côté de la révolution que l’Armory Show a déclenché, en 1912, aux États- Unis en exposant toutes les révolutions artistiques européennes.

P.S. : On revient là à l’objet de la peinture, à la question de la représentation?

J.P.D. : La représentation est le fait qu’à l’intérieur de l’œuvre sont proposées des formes qui miment le phénomène par lequel l’esprit porte attention à… L’infini blanc de Malévitch, les pots de Morandi, les têtes de Giacometti, les rêves de Max Ernst, sont des images de ce que la peinture peut baliser dès lors qu’elle se tient à la crête des mondes intérieur et extérieur. Dans cette mesure, la représentation peut être pensée à nouveau, et peut récupérer ce qui a été découvert par tout le travail de déconstruction opérée au XXème siècle. Précisons aussi que, dans cette optique d’avenir, la figuration n’est qu’un sous- ensemble possible de la représentation.

P.V. : Figuration est un mot que les peintres n’emploient jamais. C’est un concept inutile, qui ne servait pas non plus à Bellini. C’est une notion très récente qui n’existe qu’en opposition douteuse à l’abstraction… Voilà un mot qu’il faudrait effacer du vocabulaire. Je préfère représentation et même présentation, car je suis convaincu que le monde visible nous demeurerait incompréhensible s’il n’y avait pas eu l’aventure picturale. Pensons au premier geste des grottes de Lascaux, geste de possession symbolique d’un vivant qui fuit. L’homme a besoin de transcrire sa sensation pour la voir. Il doit présenter à son esprit par le biais d’une opération la forme des choses extérieures pour qu’elles se mettent à exister.

J.P.D. : L’art du XXème siècle a utilisé aussi la présentation, avec le geste symbolique du ready-made: je présente directement l’objet, je le décontextualise, je le sors de sa valeur d’usage… mais ça ne marche pas, il n’y a pas de magie, pas de décalage. La preuve, c’est que ces objets ready-made doivent avoir un cadre, un socle, un environnement muséal pour forcer l’attention.
L’œuvre véritable est celle qui me propose à l’intérieur d’elle-même une chose qui mime la façon de porter attention à ce qu’elle capte, une manière de l’intégrer psychiquement.
L’art du XXème a voulu abolir la frontière entre l’art et la vie, alors que de tous temps, c’est au contraire par la distance, par la translation, la symbolisation, que la présence du monde nous est réellement palpable.

P.V. : N’oublions pas non plus qu’on ne s’empare pas d’un symbole, mais que c’est le symbole qui s’empare de nous. Arthur Cravan, poète et boxeur, dit quelque part, sans doute pour évoquer l’ivresse érotique du combat : « je rêvais de bourrer mes gants de boxe avec des boucles de femmes ». Et je ne sais quel effroyable crétin a fabriqué cet objet, un gant de boxe rouge avec une mèche de cheveux blonds qui en sort, le tout, fixé sur un socle. Nous ne sommes plus hélas au temps où Breton et ses amis allaient rosser un limonadier qui avait choisi comme enseigne « Le Maldoror ».

J.P.D. : La critique d’art a aujourd’hui un sérieux travail à faire pour aider les gens à assimiler ce que les œuvres fortes peuvent leur proposer.

P.V. : Je pense qu’avec La mort de Breton, une page a été tournée, une époque s’est terminée, celle où les artistes étaient adoubés par leurs pairs, celle où Matisse certifiait sur un bout de papier que Bonnard était bien un grand peintre, celle où artistes et écrivains étaient des gardiens et des garants du sens. Une époque où on n’aurait pas osé proférer les sottises qu’on entend partout aujourd’hui. Dans ce domaine aussi il y a eu trahison des clercs. Quelle autorité est de nos jours en mesure de demander des comptes aux artistes ? Et qu’en est-il de l’exigence de ceux qui font profession de voir?

J.P.D. : On se demande en effet où est passée cette exigence. Car se contenter des œuvres qui sont mises en avant aujourd’hui implique une singulière abdication devant l’angoisse et la volupté de vivre.

P.V. : C’est ce qu’on appelait le mystère de l’existence, avec l’une de ses plus hautes manifestations : la Beauté. A quoi ont répondu si longtemps rites incantatoires et magies pour dégager la formule d’une société en accord avec l’univers. L’œuvre d’art doit enfermer un peu de cette formule perdue, pour faire surgir en nous l’éternel désir d’une communauté harmonieuse. Le narcissisme qui prolifère aujourd’hui sous diverses formes la rend impensable.

J.P.D. : Narcisse consomme le désir comme il consomme le reste. Yves Michaud écrit dans son dernier livre que l’art a fait sauter le cadre de l’œuvre, et que la création, désormais diffuse, se trouve plutôt dans deux regards qui se croisent… Comme si c’était nouveau, et comme s’il ignorait que tous les regards ne se croisent pas avec la même intensité ou subtilité : il y a beaucoup de clichés dans la plupart des regards qui se croisent. Et ceux qui sortent de l’ordinaire ont été nourris culturellement, quelle que soit d’ailleurs la forme de culture. Ce n’est pas ce qui apparaît dans la plupart des installations intimistes ou sociologisantes qui nous sont montrées, ni dans la plupart des vidéos extrêmement complaisantes avec elles-mêmes. Pour s’extraire de cette autarcie narcissique, de ce fastidieux renvoi à soi, le rapport aux éléments permanents de la nature doit être restauré, mais aussi aux éléments permanents de la relation entre les êtres, où là aussi l’exigence a considérablement baissé.

P.V. : Il est indispensable, si nous voulons comprendre où nous en sommes, d’interroger à nouveau le passé, dont la chambre d’écho peut nous aider à juger plus modestement les productions de notre temps.

P.S. : Qu’en est-il donc aujourd’hui de cette polémique que vous avez contribué fortement à déclencher au début des années 90?

J.P.D. : Au départ, je me sentais, disons, un peu seul. Cela a été une sale période. Mais bon, « peu importent les destinées particulières du moment que la liberté reste », disait Saint Just. Ce qu’il reste de cette lutte, c’est que j’ai envoyé des repères pour fédérer les regards lucides, et cela a permis d’ouvrir un débat, et ce débat ne s’est pas refermé. Ils n’ont même pas pu le récupérer. Les gens lucides parlent, depuis que j’ai dit que le roi était nu, ils disent tout haut ce qu’ils avaient compris mais n’osaient dire. Quelque chose est lancé de l’ordre de la verbalisation. Il faut maintenant accompagner les artistes qui reparlent.
Certes, la machine officielle et ses idéologies esthétiques continuent, car elles ont une force d’inertie et une énergie défensive dignes de tous les pouvoirs, jésuites, inquisitoriaux, soviétiques, etc. Mais, comme l’art reste tout de même indexé sur de l’énergie qualitative, on peut espérer que l’absence de cette énergie dans le système subvertira celui-ci de l’intérieur. Le bilan, c’est que des fissures ont été pratiquées dans l’édifice, on sent une vacillation, un jeu dans le mécanisme. Tout a été fait pourtant pour salir et disqualifier mon intervention, mais cela n’a pas réussi, car si ce système possède la puissance et le pouvoir, il n’a pas l’autorité, il n’a aucune nécessité en dehors de lui -même, pas de nécessité parce que pas d’exigence interne. Donc la situation reste ouverte, car une prise de conscience s’est répandue. Cette polémique aura été, finalement, le dernier grand combat idéologique du XXème siècle, même s’il n’est pas encore, bien évidemment, raconté dans les manuels officiels de l’histoire de l’art. Après tout, tout est une question de pari dans la vie. J’ai parié, par mes textes, qu’on pouvait refaire l’histoire de l’art récent et ouvrir l’avenir. Quand on parie, on ne sait pas l’issue. Sinon parierait-on? C’est comme la vie : si l’on savait pourquoi l’on vit, vivrait-on ?

(Article paru dans le magazine Artension, No.16, mars 2004)

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