Entretien avec Pascal Vinardel
V. Pietryka — « Vos tableaux ont une dimension théâtrale. Dans le sens où leurs éléments, toujours les mêmes – villes, jardins clos de murs, flaques, papiers traînant au sol, montagnes, fenêtres voilées de stores, sont sans cesse réutilisés, réagencés comme les éléments d’un décor… »
P. Vinardel — « Mais il n’y a pas d’autre monde que ce décor. Adossé au Néant, il y contient tous les dieux du peintre ; espace d’un décor, il est aussi le décor même de l’espace, son propre temple où se répercutent les échos d’une harmonie qui le constitue ; il n’y a pas d’autre paradis que ce qu’on a sous les yeux.
Ce paganisme de l’espace, cette foi du charbonnier pour tout ce qui s’étend, s’élève, pèse et se touche, cet étonnement sans fin pour ce qui s’arpente et se mesure, cet élément invisible où nous nous mouvons, le fait même de se déplacer, paraît au peintre si invraisemblablement précieux qu’il doit d’une certaine manière le ritualiser en arpentant en plus petit un bout d’espace aussi tangible : la toile.
Espace… Ce pauvre mot qui ne révèle rien ; « mais, le vrai nom de la rose ? » disait Claudel. Alors l’on peint des tables, des fenêtres, des arbres, des horizons, des nuages, dans l’espoir toujours ajourné qu’il dira un jour son vrai nom… »
V. Pietryka — « Le vide de ces espaces, que traversent parfois des personnages à peine esquissés, un peu à la manière dont le paysage chinois égare ses voyageurs dans une nature grandiose, évoque les « tableaux » d’une pièce de théâtre… Peut-être le premier précisément, quand le rideau se lève, la scène étant vide encore, non pas désertée, mais dans l’attente de ceux qui vont la peupler. Vous rapportez ce moment à une expérience et un sentiment de l’enfance, quand le monde nous apparaît pour la première fois comme une promesse exaltante qui nous blesse en nous donnant la soif brûlante de le connaître. Où l’on découvre que le monde est grand, baigné de lumière et d’une beauté vierge. Et, bien que ne le comprenant pas encore, nous savons déjà que nous aurons à y prendre part, la seule chose que nous comprenions étant que ça va commencer… Et voyant vos tableaux, je ne peux m’empêcher de penser aux vers de Baudelaire dans « L’invitation au voyage » :
« Tout y parlerait
A l’âme en secret
Sa douce langue natale. »
Ce temps de grande attente, je l’avais pressenti aux appels et aux désirs dont semblent tissés vos tableaux. Au point d’en être oppressé, comme par un poids d’inassouvissement et de joie sur le cœur. Ces fenêtres, ces portes, ces jardins clos de murs, ces rues nous disent qu’il y a d’autres lieux dont la puissance d’attraction est irrésistible. La chambre cachée dans l’obscurité d’une fenêtre, défendue parfois par un store, comment ne pas être torturé par son mystère ? Quand les tableaux sont des paysages, l’intérieur nous appelle, quand ce sont des intérieurs, c’est l’extérieur. Une promesse nous est faite qui est un perpétuel dérangement du lieu où l’on est par d’autres lieux où la vie doit être plus belle et plus heureuse ; dérangement par l’appel des fenêtres ouvertes sur la ville, autre table d’un autre banquet, et qui aurait laissé celle des « Philosophes » dans un léger désordre.
Le tableau est ainsi un chemin qui attend d’être emprunté, il est comme une voie ouverte et déjà tracée, une trame, un diapason donnant le la. Nous joignons à son appel tous les appels que nous avons déjà entendus et qui constituent notre expérience du désir. Dans le tableau se rejoignent ainsi plusieurs désirs et cela fait de lui un symbole : il rassemble dans une forme unique des pièces qui auraient été brisées et séparées. »
P. Vinardel — « Un peu ce que fait le rêve lorsqu’il condense en une seule image des lieux ou des événements éloignés les uns des autres, sans les dissoudre. Comme dans le rêve aussi, la peinture invente une topographie de ce qui n’a plus de forme et nomme avec divination les lieux où séjourne notre mémoire de revenants. Dans « la canicule », c’est bien ce mot qui est peint, c’est la demeure unique de ces innombrables journées où nous nous sommes immergés avec ivresse dans cette grande aire de chaleur, où nous avons voulu étreindre cette sensation et la garder au fond de nous comme un talisman.
Chaque mot aurait ainsi sa géographie ; il suffirait de dire « pluie », « retour », « soir », pour que surgisse, lente production du temps, corail incomparable, un paysage entier, le vrai pays de ce mot, sa patrie en quelque sorte.
Le crépuscule a son quartier ; peut-être que l’aube aussi avec ses flaques, ses palais qui dorment encore et sa lumière neuve ; faut-il partir à la recherche des faubourgs de la nuit, des arrondissements de l’automne, de ce carrefour perdu et retrouvé où habite éternellement la chaleur de juin ? »
V. Pietryka — « Vous m’avez dit que l’enjeu de l’œuvre du peintre n’était pas dans la peinture, mais au-delà. Cette chose mystérieuse qui se cache derrière les voiles des stores et des rideaux, dans l’ombre noire sur laquelle ces portes et ces fenêtres sont ouvertes, il n’est peut-être pas nécessaire de savoir déjà ce qu’elle est. Un assouvissement, une joie, incomparables, peut-être. L’idée que j’aime est qu’on ne mette pas la main sur la beauté mais qu’on la trouve en chemin vers autre chose qui la dépasse et qui la donne. La beauté qui demeure dans ces chambres et ces extérieurs y est à l’état de promesse, c’est peut-être tout ce que l’on peut en dire, mais le chemin qui y conduit, le tableau lui-même, en donne un avant-goût puissant. Il n’est pas possible de prendre la beauté ou la poésie comme un terme, d’espérer les atteindre et s’en emparer, parce qu’elles sont des surabondances, des débordements, et c’est autre chose qui déborde par elles.
Le tableau est si bien fait pour que nous y puissions joindre notre propre expérience, qu’en le regardant, c’est nous aussi que nous retrouvons, comme dans toute authentique œuvre d’art. Ce que dit Proust dans « Le temps retrouvé » :
« La grandeur de l’art véritable, au contraire de ce que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. »
Si l’œuvre d’art nous aide à nous retrouver, c’est bien parce que nous pouvons nous perdre. Et l’on peut être parfois trop perdu, trop loin, pour que le tableau puisse à lui seul nous reconduire à nous-mêmes. Voire, on peut y résister, consciemment, briser là, préférer l’errance aux retrouvailles avec soi-même. Je suis persuadé que cela arrive aussi avec la peinture, du fait de tout ce que le tableau éveille en nous, attire à lui de nous et dont nous le remplissons.
Je précise que la question du sens et du symbole dans la peinture me semble être au-delà des interprétations à clé dont on fait parfois de la recherche un sport. Et relever d’une chose bien plus singulière, qui est liée à l’unité du tableau. Comme dans « La lettre volée » d’Edgar Poe, dissimulée en évidence, mieux cachée offerte aux yeux de tous que dans le plus secret des tiroirs.
L’une des « Cent phrases pour éventail » de Claudel dit :
« II faut qu’il y ait dans le poème un nombre tel qu’il empêche de compter. »
Peut-être faut-il aussi qu’il y ait dans le tableau un nombre tel qu’il empêche de compter. Dans le cas du poème, ce nombre est la poésie elle-même, dans celui du tableau, il doit être le lien huileux et invisible dans lequel sont recueillies les choses, le regard du peintre.
P. Vinardel — « Sans doute confectionne-t-on aussi des tableaux pour y vivre, comme on se construit un abri au milieu de la forêt ; comme Pessoa vivait davantage dans ses textes plutôt que dans les rues de Lisbonne ; mais l’abri —ou la peinture— parle encore de la forêt et du temps où on y était invisibles.
Nous peignons très certainement un monde perdu, ou impossible, en tout cas quelque chose qui aurait pu ou dû exister ; nous battons le briquet dans la nuit de nos souvenirs, puis nous esquissons en tâtonnant les plans approximatifs d’un Eden entrevu à la croisée de nos pauvres bonheurs d’humains. En attendant, nous avons la beauté, cette preuve. »
Pascal Vinardel – Vincent Pietryka