NOTES SUR DES TABLEAUX
Jaime Semprun, ami du peintre, avait entrepris d’écrire ces Notes sur des tableaux destinées à cette monographie lorsque la mort le surprit. Ces Notes restées inachevées furent publiées en 2010 par sa propre maison d’édition, les Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, à l’occasion d’un hommage qu’avaient souhaité lui rendre ses amis.
L’essai intitulé Pourquoi il n’y a pas d’art contemporain, également publié tel qu’il fut trouvé, devait constituer, pour ainsi dire, le complément théorique du texte précédent.
Qu’il soit ici rendu grâce, à travers cette seconde publication, à l’un des plus beaux esprits de ce temps.
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Comme un fiévreux se tourne et cherche, dans le lit, la fraîcheur du drap, nous sommes en quête de talismans pour traverser cette éprouvante fin de civilisation, ce déluge de feu, ces calamités inouïes. Nous en trouvons – assez dérisoirement et de façon si privée — dans des débris de l’ancien monde, objets qui furent quelconques, fragments d’épaves rejetés à notre rivage désolé ; (ou dans les) pierres usées, parquets grinçants, boiseries disjointes d’une demeure, habitée et rêvée.
La peinture est apte, plus que tout autre art, à dispenser de tels charmes. La musique nous transporte, la peinture parfois nous ramène chez nous, elle a (elle peut avoir) la douceur d’un retour à la maison.
Je vois là à l’œuvre une conjuration : dans ces toiles, par les moyens simples et subtils qui sont ceux de l’art de toujours, s’élabore, pour qui voudra la faire sienne, la subtile et délicate force (philtre, champ de forces) qui seule peut nous sauver, car « vois-tu, ce qui est dur a le dessous ». Un rempart de fraîcheur contre la fournaise industrielle, un baume pour grands brûlés.
Le désenvoûtement des possédés, des convulsionnaires de la modernité, reste hors de portée : il y faudrait peut-être l’épreuve d’un dénuement brutal, imposé par la dislocation de tout le système de la vie artificielle et de ses facilités. Mais nous détenons du moins là un exorcisme contre ce cauchemar, symétrique et inverse de celui des rescapés du Lager : nous, les survivants d’un monde englouti, nous évoquons la désormais fabuleuse Atlantide où pourtant, comme tout un chacun, nous nous sommes faits notre image du bonheur, et personne ne veut nous croire. Oui, cela a existé, ces paysages de promesses, ces bourgades où chaque maison, sur la pente abrupte, agençait son propre dédale rudimentaire de courettes, escaliers, terrasses, voûtes, arcades, murs, ces lieux de beauté pauvre que n’était encore venu torturer (normaliser) aucun « mobilier urbain », ces faubourgs avec du linge aux fenêtres, et aussi ces pièces désaffectées, livrées à l’attente (l’espoir) dans la lumière qui tourne…
Le décor est planté pour qu’advienne quelque chose.
La vertu, que l’on pourrait dire balsamique, de telles œuvres, leur vient de nous représenter ce monde encore construit « à la main », ramifié à perte de vue mais tout entier rendu à sa disponibilité, soustrait aux réquisitions de l’industrie ; et de nous le représenter par des moyens qui, identiquement, ne doivent rien qu’à la patiente élaboration, aux techniques éprouvées.
L’humanité n’a pas vieilli. Elle peut à chaque instant retrouver, intacts, ses pouvoirs d’embellissement. C’est le monde qu’elle s’est fabriqué qui vieillit de plus en plus vite, drainé par ses nouveautés incessantes, se fissurant à chaque instant, se regardant tomber en miettes. Peindre le monde d’avant son vieillissement par l’industrie, c’est le rajeunir, le ramener vers un passé qui était encore plein d’un avenir à partir duquel on peut imaginer ce qui aurait pu être, ce qui encore pourrait être…
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Quel afflux de vitalité ! Une terre accueillante, et tout le temps devant soi.
Là-bas, rien n’a encore été rigidifié par la poursuite de l’efficacité et du gain de temps – et rendu par là inopérant, contraignant.
Des paysages construits à la main, travaillés à l’aide de simples outils, sans bulldozer ni scrappers ; qui n’ont pas été concassés, arasés, lacérés… décomposés… Des lieux qui nous font signe, nous indiquent un chemin.
Une Atlantide où nous avons vécu, qu’importe combien d’années, de mois ou de semaines… un monde englouti… La promesse de bonheur que c’était, pour quiconque, d’arriver au « pays des citrons ». La plus belle maison, pour moi la plus heureuse… le temps « plein »… le petit pan de mur jaune…
L’attente, le suspens des jours.
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Le monde frappé par l’usure véloce de la camelote, c’est le monde moderne, pas l’ancien… celui-ci a tout le temps devant lui. Des gestes simples suffisaient à l’entretenir et le garder accueillant. Le retrouverons-nous, avec ses promesses, sous le fatras condamné ? Sinon intact, du moins riche encore? La réponse n’appartient pas à la peinture. (Il n’appartient pas à la peinture d’y répondre.) Du moins elle nous dit que là est notre seule chance.
Matérialisme enchanté.
Un monde rendu à sa disponibilité, soustrait aux réquisitions de la « vie moderne », du fonctionnement – « Un monde ramifié à perte de vue et tout entier parcouru de la même sève » (Signe ascendant). Et la mémoire, lavée du soupçon de complaisance… En attendant se poursuit le gâchis.
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II y a plus de quarante ans, le long de la côte au sud de Naples, à l’écart des villégiatures réputées, face à la mer, vers le couchant, se rencontraient des villages blancs où chaque maison, sur la pente abrupte, agençait son propre dédale rudimentaire à l’aide de quelques éléments antiques de la demeure des
hommes : courette, escalier, terrasse ; voûte, arcade, murs. C’est là peut-être qu’il aurait fallu se fixer, si nous en avions eu le goût. (On se disait que là, peut-être, on aurait pu apprendre à demeurer et bien plus tard…) Mais on frémit d’imaginer ce qu’ont pu devenir de tels lieux, si fragiles, livrés à la spéculation.
(Non, je ne déviderai pas la pelote des souvenirs : chacun a sans doute sa géographie sentimentale, son Orient, sa carte des pays du Tendre.)
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Le silence — un instant d’enfance retrouvée, une attente que rien ne saurait combler.
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L’opération magique, ici, est de conjuration : retrouver ce que la « rationalité » nous a fait perdre. Contre l’envoûtement des contemporains ; contre ce pire des cauchemars, symétrique et inverse de celui de Primo Levi, nous évoquerions l’enchantement que c’était, et personne ne nous croirait. (C’est déjà le cas souvent, quand on parle à ceux que l’accoutumance à la laideur a insensibilisés.)
Oui, cela a existé, ces bourgades découvertes au petit jour, cette nature lentement humanisée. Le monde avait cette beauté pauvre… Après cinquante ans de modernisation, il n’en reste plus rien que des îlots pour privilégiés : le contraire de ce que c’était, une commune beauté, que l’on trouvait sous le pied d’un cheval (pas sous le pneu d’une voiture).
Cette Atlantide, il nous en reste un goût, irremplaçable, mais qui peut encore être dit – quoique la représentation soit là plus efficace que les mots. Censurée par le souvenir, la pierre de touche à l’épreuve de laquelle on peut juger, tranquillement et avec colère, le déferlement de la laideur, hâtive à se renouveler.
Pourquoi il n’y a pas d’art contemporain
Pourquoi des artistes ? Aujourd’hui nécessairement anachroniques.
Le devoir, pour un artiste, d’être anachronique : quand c’est contemporain, ce n’est pas de l’art ; quand c’est de l’art, ce n’est pas contemporain. Ce qui est art (sensation distillée, etc. : cf. Adorno) ne peut être contemporain, mais seulement « d’une autre époque » — la prochaine.
L’histoire de l’art moderne comme autodestruction. Cette histoire est finie ; ce n’est même plus la phase terminale… (Cf. les situationnistes sur les répétitions.)
Les discussions esthétiques périmées qui se prolongent en s’auto-parodiant tout au long du XXe siècle, et au-delà…
L’œuvre d’art est par essence individuelle, dans sa création comme dans sa réception. L’effacement de l’individualité et l’abolition de l’art.
Comme il n’y a de science que du général, il n’y a d’art que du particulier, évidemment. Mais cette évidence, si on la confronte à l’histoire, perd beaucoup de son caractère d’évidence…
Il n’y a pas d’art social. La teneur artistique s’évapore dans l’art socialement dirigé. La séduction de l’I.S., par exemple…
La dialectique de l’individualisation-aliénation : producteur indépendant de marchandises artistiques, valorisation de la « marque déposée », le « génie », etc.
La rencontre de l’abolition de l’art individuel par la société de masse et du refus du rôle individuel de l’artiste par les avant-gardes («la poésie personnelle ») : rencontre déterminante, et désastreuse.
Le renversement du slogan de l’art moderne : « La poésie doit être faite par tous » : la société démocratiquement garantie, reconnue…
La lutte sur les moyens de conditionnement, des futuristes à l’I.S.
L’abolition de l’art par la société de masse. Tous artistes ! La démocratie : artistes en boulangerie.
L’abolition des contraintes (formelles) à l’intérieur d’une société fondée sur la contrainte = le conformisme de l’informel.
La poésie en plaquettes, comme la sclérose en plaques !
Un romancier n’a pas besoin d’être un penseur, d’être brillant sur le terrain des idées générales : celles de Tolstoï sont misérables, celles de Balzac enfantines, celles de Proust très limitées par son ignorance et son milieu…
Il est bon d’entrer dans la vie l’insulte à la bouche…
Si l’on prêtait un instant à l’art qui est dit contemporain une intention satirique ou critique à laquelle il n’accède manifestement pas, même si certains jugent bon de singer quelques poses « subversives », on pourrait voir une tentative — catalogue complet de… Mais il manque toujours les hommes…
Au contraire de la remarque de Proust, il n’y a plus que l’idée, le truc, le concept au sens publicitaire… et ce n’est pas un cadeau ! Fusion de l’art et de la publicité.
Les « querelles » sur l’art contemporain sont sans objet. En réalité, il n’existe rien de tel. Dans un roman de science-fiction du milieu du vingtième siècle, étaient exposées dans les musées les œuvres des publicitaires et «créatifs» du passé… Nous en sommes là, à cette nuance près que les publicitaires se faisant « artistes » (créatifs), les artistes se sont faits publicitaires (d’eux-mêmes et de leur monde). Ce qui porte le nom d’art contemporain est un composé de publicité, de finance spéculative et de bureaucratie culturelle.
Peut-être dira-t-on, avec quelques bonnes raisons, que c’est une gageure, dans un tel monde (dans un tel moment de l’histoire), d’être peintre. Mais c’en est une, aussi, d’être un homme… (« Soyez des hommes ! »)
Les trémolos des pleureuses de la « haute culture »… Quelle culture, quand le travail se décompose en opérations mécaniques, sans cohérence ni sensibilité ?
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Le mauvais esprit, le ferment qui fait lever les idées couchées sur le papier, sans quoi elles restent lettre morte…
Jaime Semprun