UN MONDE RESPIRE ICI
Sept variations sur l’œuvre de Pascal Vinardel
I
Nous sommes déjà passés dans ces rues vides qu’écrase la chaleur, où la lumière force à fermer les yeux, où la maison est l’abri tant désiré et très vite, mais profond et secret tout aussi bien, dès que le seuil sera franchi et que nous aurons passé la porte de l’entrée obscure et fraîche, aurons goûté le froid des carreaux, l’abri béni pour qui cherche à s’échapper de la pourtant si belle fournaise du jour ; nous sommes déjà venus dans ces villes — c’est Oran ou bien Naples, Bergame où l’on aura rêvé de secrets de familles à la Visconti dans ces hôtels aux contrevents fermés, Tbilissi à l’extrême pointe de la mare nostrum ou bien quelque autre ville ravaudée par la mémoire. Peu importe le lieu ni même qu’il existât vraiment, nous y fumes et, merveille, nous sommes ici chez nous, invités dans cette étrangeté où nous nous reconnaissons : que l’on me pardonne ce qui pourrait sembler un goût éhonté de l’oxymore, je ne sais pas mieux dire le mystère évident de cette œuvre.
Et puis ces chambres ou ces vastes pièces un peu vides, rideaux volant au vent de l’été, cette enfilade de chambres que l’on devine dans ces demeures d’où la vue doit s’étendre jusqu’aux lointains brumeux — c’est la Toscane ou bien l’Ombrie, non c’est Marrakech ou alors Marseille et Naples encore, toutes villes au sud ou tout pays embués par la mémoire, oui toute terre d’enfance dans la maison voûtée par l’été. Là aussi, là plus encore nous avons séjourné, vécu, entre angoisse et fièvre heureuse, ces heures du jour un peu vides, quand la pensée tâtonne entre rêve et grandes phrases vite oubliée sitôt que nées.
« Vous ne parlez pas de peinture ! », me dira-t-on. Eh, mon Dieu, je parle du monde auquel cette œuvre nous convie, et certes pas de signes épars, de ratures, de quasi-riens, ni ne glose sur ces « techniques mixtes » auxquelles renvoient les descriptifs de tant de « travaux » où la diversité des matériaux cache si peu le néant du métier et de la vision. Oui, je parle d’un monde vaste et d’un geste élégant comme celui de Mozart, en qui la douleur s’allie à la grâce et la plénitude à sa brusque fuite.
II
Je pense à Claudel, à cette phrase toujours résurgente en moi, par laquelle il qualifie la peinture hollandaise et ses intérieurs emplis de quiétude, livrés aux travaux des jours, à la respiration paisible des choses et des êtres, à l’accueil de la lumière dont on sait qu’elle habite le monde plus encore qu’elle ne l’éclaire : « Le silence de l’heure qui est » dit-il — et c’est je crois en regard de Peter de Hooch. Je pense à cette phrase en regard des huiles de Pascal Vinardel. Mais je sais qu’elle n’est qu’à moitié juste. Car, si c’est bien le silence qui hante ces tableaux, des plus modestes aux plus vastes, si le temps y vibre en permanence et n’est jamais absent de ces rues, de ces ports et même des montagnes plus loin, je sens bien que « L’heure qui est » sonne faux, et avec elle la quiétude que je viens de dire. C’est « L’heure qui serait » qu’il conviendrait de dire, voire « L’heure qui aura été », mais à condition d’entendre dans ce futur antérieur un temps inatteignable, celui, immense, de la mélancolie, mais d’une mélancolie dépouillée de pathos — Mozart encore — où le réel ne se distingue plus du songe qui l’espère.
On entend bruire dans cette œuvre cette beauté, à certains moments cette majesté triste dont parle Racine pour définir la tragédie, ce grand souci à tout le moins.
« De quoi souffres-tu ? De l’irréel intact dans le réel dévasté. », disait René Char.
III
« Les mots comme le ciel
Infini,
Mais tout entier soudain dans la flaque brève. »
Ces vers d’Yves Bonnefoy qui concluent Dans le leurre du seuil me reviennent à l’esprit alors que je m’attarde près de ces flaques demeurées,— après quelle pluie que nul n’aura vu tomber ?— au milieu des rues où se prolonge le crépuscule, on ne sait si du soir ou du matin. C’est un peu comme si la mer était montée jusque-là, mais sans violence, et que son passage permît au ciel pâle de gagner encore une lumière en s’y reflétant.
Un monde respire ici, une dilatation ample, sure de son rythme anime terre et ciel, mer et ciel, passants et murs assoupis, arbres proches et lointains montagneux. Un monde où la lumière du soir encore vive trouve son écho dans la lampe déjà allumée, où la solitude des rares êtres se peuple de la rumeur du fleuve et d’un port, de rues, de quais qui bientôt vont se réveiller mais, comme la fiancée du Cantique, sont encore dans le lit du songe.
IV
Je n’ai guère de goût pour ce que l’on nomma « hasard objectif » mais je sais qu’il arrive que « l’homme, puis son authentique séjour terrestre échangent une réciprocité de preuves » comme le dit si fortement Mallarmé. Et j’aime donc qu’il y ait, dans la cour du logis parisien du peintre, un figuier. Dans la cour blanche, ces grandes feuilles aux découpes arrondies, la lumière qui joue en elles, porte leur ombre sur les murs. J’ignore s’il donne des fruits, je l’aimerais mais ce n’est pas là le principal. En plein Paris, cet arbre du sud, cet arbre premier si l’on en croit certains exégètes des Écritures, l’arbre qui dit et la présence, secrète, de l’eau et celle, manifeste, de la chaleur. Pascal Vinardel ne l’a pas planté, il est plus vieux que lui, mais, ce pourrait être son arbre tant l’eau— de la flaque à la mer, de la pluie à la rive — oui tant l’eau et la chaleur baignent son monde, d’une façon que je ne crois pas présomptueux de dire baptismale.
V
Les murailles ont fondu qui défendaient les villes. Pensons à rebours à Carpaccio, à sa Sainte Conversation où, derrière l’arche de la parole silencieuse qu’échangent les saints personnages, par-delà l’autre arche où se tiennent Jérôme et son lion, on voit la ville ceinte de tours et d’une rivière, ville dont on ne sait rien sinon qu’elle est au loin, close et bien défendue. Ici bien au contraire les personnages ont disparu, sont devenus quasi évanescents. L’un nous tourne le dos avec sa bicyclette, d’autres sont des têtes d’épingles éparses, vues du ciel, perdues entre les ombres des immeubles et la rumeur du fleuve, un autre encore à peine une évocation qui se hâte de traverser la rue vide. Quant au paysage, c’est lui qui tient la place des villes lointaines peuplant les oeuvres de la Renaissance, lui qui s’est retiré du théâtre de la ville, de ce grand décor presque vide de figures humaines mais tout résonnant de leurs songes. Il s’est fait l’horizon au bout des rues, la montagne que l’on devine, la pleine mer après le port ou ces esquisses de lointains entraperçues quand le vent soulève les rideaux— puis rien que le ciel, très pâle, très vaste, comme parfois chez Claudel.
VI
Villes et pièces vides. Des noms viennent : Chirico, Balthus bien plus. Mais ce n’est pas cela. Ni cette géographie outrée, ni ce trouble. Un vide d’hommes ou si fugaces certes, mais ces lieux déserts ne sont ni désertés ni détruits. Nous sommes juste à l’aube, comme le dit la langue. Cela commence, ou va commencer, et ce futur antérieur de la mélancolie, voici qu’il se métamorphose — on parlerait en latiniste de participe futur, ce mode du devoir et de l’imminence : la nuit est sur le point de tomber, le matin de naître, les lumières de s’allumer, déjà l’une brille à la fenêtre, et cette silhouette au bord du trottoir qui s’apprête à traverser la rue vide, eh bien elle va rentrer chez elle, trouver le frais, faire la sieste et après, lorsque le jour aura tourné, la rue, vous verrez, se peuplera.
« L’homme absent mais tout entier dans le paysage » disait Cézanne, il y a quelque chose de cela dans ces tableaux qui sont comme autant de veilles d’un monde tout à la fois très vieux et commençant. D’un monde, oui, et donc de quelque chose qui n’a pas renoncé à la vie commune, même si les marques de cette dernière semblent se réduire aux restes d’un rêve passé le réveil.
VII
Pascal Vinardel n’aimerait guère, je crois, que l’on parle de son métier, a fortiori pour l’en louer tout en l’opposant à la cohorte contemporaine qui en est volontairement dépourvue — curieux cependant de constater qu’il ne viendrait à l’idée de personne de ne pas s’enquérir du métier d’un plombier, d’un médecin, d’un violoniste et même d’un compositeur, quand cette dimension semble superfétatoire pour un peintre ou un écrivain. (Passons, ce n’est pas ici le lieu de diatribes). Mais enfin, métier il y a, grand métier même. Non pour faire assaut de technique et de savoir-faire mais comme par politesse, et d’abord envers un matériau noble : oui quelques siècles d’huile imposent de ne pas trop barbouiller, puis par politesse toujours envers ce théâtre de l’esprit, cette entrevision du monde qu’il faut servir avec élégance, c’est-à-dire crainte de manquer de justesse, d’offusquer par inattention ce qui vient à naître, l’écheveau si fragile où s’entrecroisent mémoire, imagination et vision. Une courtoisie donc, ce métier, jusque dans ce liant qui unit toutes choses dans les lavis ou les huiles. Et par liant j’entends aussi bien la pluie qui tombe sur la feuille et brouille l’encre, imprègne le pinceau esquissant tel ou tel lavis sur le motif, comme l’art subtil des glacis, des jus, du gras et du maigre, de la couleur rompue et renaissante, art antique qu’il nous appartient, non de suivre, mais de recevoir à nouveau et d’aimer afin de témoigner par lui de l’unité filiale de l’œuvre et du monde.
Et je me souviens que la mémoire du mot métier hésite entre mysterium et ministerium, entre le mystère et l’office. Et je me dis que cette œuvre conjugue le service du monde et celui de l’esprit comme peu, trop peu aiment et osent s’y dévouer aujourd’hui.
Pascal Riou