PEINTURE OBLIGE

 

(extrait)

Si faire la critique d’une œuvre peut contribuer à ouvrir notre regard intérieur sur elle, c’est en divulguant, essentiellement: en levant le voile qui s’interpose entre l’œuvre et nous. Il y en a toujours un, de voile, il est de toutes sortes, selon les temps; il condense ce qui, autour de l’œuvre, nous empêche mentalement de la voir, nous en détourne et bouche la vue. Ainsi Diderot a montré cette utilité de la critique d’art, créant du même coup involontairement le genre, lorsqu’il a, de ses mots de philosophe enthousiaste, écarté le voile de la hiérarchie des genres qui minorait alors celui de la Nature Morte, pour que ses contemporains voient, ce qui s’appelle voir, intérieurement et extérieurement donc, l’art de Chardin. Dont la condensation portera jusqu’à Morandi au vingtième siècle. (Et, puisque l’essentiel dans la vie pivote dans les parenthèses de nos durées, n’est-ce pas, ne loupons pas celle-ci: ce n’est pas précisément par hasard, on s’en doutait, que se sont glissés d’emblée ces deux noms d’artistes et notamment celui de Giorgio Morandi avant d’aborder la peinture de Pascal Vinardel, qui montre par exemple des quartiers urbains pour ce qu’ils sont: des volumes indépendants de nos regards lors même que nous y circulons, comme ces quartiers de fruits et cruches peints par Chardin ou Morandi et dont nous usons, certes, mais qui hors cela vivent de leur vie si indépendante de la nôtre que ce mot de « vie » est parfaitement impropre, si inadéquat qu’il n’y a pas d’autres mots pour le remplacer. Voilà un aveu d’impuissance verbal qui fait plaisir! Oui, les volumes et éclairages de Morandi et Chardin, et ceux de Vinardel, ne se laissent pas dire comme ça.

C’est cela, la peinture. Rien qu’elle; rien que ce qu’elle seule peut révéler – et ceci nous ramène au « voile » du début, et ceci confirme que parenthèses une fois ouvertes ne se referment pas:

Par rapport au siècle de Chardin et Diderot donc, le voile de son époque, pour la peinture de Pascal Vinardel, est, comment dire… plus lourd à soulever. Car ce n’est pas seulement un genre, une catégorie, un thème que ce voile occulte, mais le mode d’expression tout entier: la peinture, rien de moins.
Pascal Vinardel a peint dans une période où peindre fut mal vu, littéralement et dans tous les sens. Deuxième tort: sa peinture n’était pas franchement mauvaise et ça, ce n’était pas bon à l’époque; il eût été mieux vu qu’elle ait l’air mal peinte – qu’elle en ait l’air, attention, tout est dans la nuance. La peinture n’était alors (je vous parle d’un temps comme s’il était lointain…), la peinture alors n’était vue, acceptée, qu’à condition de peindre la remise en cause de la peinture; et même saluée elle pouvait l’être, du moment qu’elle remettait en cause tout ce qui avait été peint de toutes les manières dont cela avait été peint. Puis, de remise en cause en remise en cause successives, il a bientôt suffi de remettre en cause la manière dont fut peint ce qui venait juste de l’être. Par l’avant-garde antérieure, bien entendu. Ainsi l’art fit, quatre décennies durant, le tour et beaucoup de tours autour de la remise en cause de la remise en cause.

Moyennant quoi, la peinture revint au jeu. Rien d’étonnant à cela. On pouvait en effet gager qu’à côté, et non plus au dessus ni au centre des autres langages plastiques – de la vidéo au multimédia, pour résumer ainsi l’arc des nouveaux possibles -, la peinture restait un moyen, assez simple techniquement, d’assimiler toute nouvelle vision du monde (intérieur et extérieur, cela va sans dire mais mieux vaut le rappeler sur le chemin qui nous mène à Pascal Vinardel); et non seulement assimiler toute nouvelle vision du monde, mais donc aussi toutes celles qu’ouvrent les nouvelles techniques visuelles dont on avait prétendu qu’elles allaient la remplacer.

Nous y sommes. Historiquement. C’est même une des pertinences qu’il y a à publier cette monographie sur Pascal Vinardel. A présent, les anciens détracteurs du dessin célèbrent la résurgence et la multiplication des salons du dessin, et c’est à qui parmi eux dira, avant les compères, que le temps où la peinture fut révolue est bien révolu. De la peinture, de la peinture et vite du dessin, du dessin, ils en cherchent partout, un peu prêts à tout il faut bien le dire. Et pour cause: la peinture ayant été taxée d’obsolescence si longtemps, il y eut de quoi se demander si on trouverait encore des mains pour peindre et dessiner quelque part en ce monde. Le terrain toutefois n’en sortit pas entièrement défolié, toutes les énergies de peintre ne s’étant pas laissé décourager, ou, ce qui revient au même, ne s’en étant pas laissé conter contre leur désir. Comme quoi, il y a du Darwin dans les lois de l’Histoire artistique. Des peintres avaient œuvré après Francis Bacon, et pas seulement en Grande Bretagne mieux que Lucian Freud, ou en Allemagne après Richter, et pas seulement Anselme Kieffer, ou Leonardo Cremonini et les peintres qu’il a initiés, et on découvrira aussi un jour ce qui s’est peint de fort par exemple dans ce pays scindé en deux que fut la Tchécoslovaquie; tout comme on a découvert l’art contemporain des grands peintres aborigènes d’Australie […]

Jean-Philippe Domecq

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