LA LUMIERE DU SONGE

Arcane Un : le peintre est bateleur. La rue est là, et le mur, coiffé d’une frondaison verte, la lumière est là, plénipotentiaire. Mais il n’y a rien. Et c’est là tout l’art de Pascal Vinardel : donner à voir là où il n’y a rien à voir. Du moins pour l’homme de hasard, au pas pressé, dont le regard glisse sur le mur délavé. Son pied trébuche sur le pavé et il se perd avant que d’être.
Vinardel suspend son geste, il connait la ténuité de l’instant. Il sait, il sait qu’un seul coup de brosse superflu et la magie disparait. Cette insoutenable lumière de l’aube nous éclabousse, qui anoblit toute masure, transfigure le banal. Retenir son souffle, sa main, pour apprivoiser l’invisible, être ce passeur d’images furtives, la soie d’une aile de papillon.
Une couleur indécise, cette lumière nimbée de mystère et de poésie, c’est sa marque de fabrique et font des toiles du peintre une invitation au voyage immobile, tant il donne à voir dans cet espace qui ne se referme jamais. La pensée enfin se dénoue dans le sillage des navires en partance.
Les phalènes, En bas des jardins, La fin de la nuit : Les lampadaires restent allumés d’une lumière pâle et fatiguée, c’est une heure indécise où tout peut basculer. Peut-être l’allumeur des réverbères a- t-il, le premier, quitté la ville. Alors les lampes resteront longtemps allumées avant de claquer les unes après les autres. Le jour hésite. Il ne sait pas encore s’il peut entrer en scène. Il faut d’abord s’assurer que les dernières ombres ont terminé leurs entrechats. Comme un acteur en coulisses, il attend un signe du régisseur. La ville, ce décor de théâtre vide, baigne dans une « obscure clarté ». Alors il entre, danseur sur ses pointes, chassant d’un large coup de cape les griffures d’une nuit sans âge. Et d’un coup c’est l’aurore et ses trompettes, ses ors et son encens.
Pourquoi alors ce divorce d’avec le réel ? Comme chez Racine, ici, toute question est affirmation. Parce que « plus l’âme est ambitieuse et délicate plus les rêves l’éloignent du possible. »
« C’est quelque chose de crépusculaire, de bleuâtre et de rosâtre, un rêve de volupté pendant une éclipse » aurait pu dire Baudelaire de La Chambre Double. Le déjeuner des Philosophes s’achève. Deux verres vides, trois assiettes sales traînent encore sur la table non desservie. Il y a du Chardin là-dedans mais Vinardel n’est jamais aussi bon que lorsqu’il donne dans le minimalisme, capte l’ineffable. Avec lui, un carrefour devient la croisée des destins, il redistribue les cartes, un auvent claque c’est une voile cinglant vers le Nouveau Monde, une simple impasse mène à l’au-delà.
Et pourtant une pièce essentielle manque à ce puzzle, une case laissée vacante sur l’échiquier urbain. L’église, l’hôtel, le bistrot ? Non tout est là, disséminé entre l’ocre des murs, le vert bronze des arbres. Le port, l’usine, la gare ? Non, tout est en place, dans la diagonale du fou, et même ces fractures entre les murs que comble l’attente. Le cimetière, oui voilà, l’alpha et l’oméga, qui joue le rôle du mat dans le tarot. Oubli fortuit, à moins que la cité toute entière ne soit une nécropole.
Cette ville que le peintre vous montre, pareille à mille autres, à nulle autre, n’existe que dans la mémoire collective. « C’est un palais », dit l’un, « Plutôt un monastère » fait l’autre. « Pas du tout, c’est un mausolée » assène un troisième. Tous tendent la main, en proie au doute, ils veulent se rassurer. Mais le décor paravent bascule, devient colline, bosquet, change de couleur et jamais ils ne l’atteignent. « Je connais cette maison » reprend le premier. « J’y suis né » déclare son compère. « Dans cette chambre, j’ai aimé » murmure le dernier. « Oui » affirment-ils en chœur « cette lumière éclairait ma fenêtre ». A nouveau ils tendent la main, vont toucher le mur. Rien. Seules des ocelles de poussière leur restent au creux des paumes.
« Le crépuscule excite les fous » disait l’auteur des Fleurs du Mal. Eux sont plutôt hébétés, le regard embué de qui a perdu ses repères, a raté le dernier train. La mémoire des infirmes vacille mais la ville est là, adossée au clair-obscur, et « dès lors et de toujours et de maintenant. » Ont-ils vécu entre ces murs ou, juifs errants, n’ont-ils fait que frôler la Cité comme on caresse une amante ?
Les voyageurs s’assoient, exténués. Se prennent vaguement d’attendre. Attendre quoi ? La mer monter, le jour finir, qui sait. La nuit vient, les submerge peu à peu. On ne distingue plus que le mur blanc du monastère. Lumière abrasive, ce mur blanc les aveugle mais ils ne cillent pas. Ils veulent croire que cette clarté nue, c’est de la douleur enfuie, leur amnésie abolie et l’enfance retrouvée. La nuit c’est de la lumière qui a figé, coagulée, prégnante d’anciennes senteurs. Elle pardonne tout et tend sur eux son drap.
Je vous vois sceptique, vous vous demandez : ces villes, ces furtives silhouettes, ces vies, ces ombres sont-elles bien réelles ? Qu’importe, si elles vous ont aidé à vivre.
Pascal Vinardel est un peintre inclassable, mais à l’égal des plus grands, Vermeer, Rembrandt, Vélasquez, d’autres, ses toiles exsudent une part de mystère irréductible à la plus fine analyse. Un jour, sans doute, cet artiste aura ses exégètes dont la glose savante étourdira le vulgaire. Mais s’ils n’ont pas su voir, mettre leurs pas dans ceux du peintre, leur propos, alors, ne sera que fausse monnaie.

Gilles RAVRY