Ce sont les fruits de l’orgueil, du mauvais goût, de la ferveur, de l’esprit de conquête, de la jalousie, de la folie douce ou furieuse, qui font aux villes, en pourrissant un peu, le terreau de leur beauté. Dans les grands volumes des immeubles bourgeois, les signes de la prospérité – les ors, les trumeaux, les moulures – ne sont devenus tenables, puis charmants, qu’après que celle-ci a passé. Les villes de Pascal Vinardel ont été évacuées par leurs gouverneurs, leurs gouvernants, leurs administrations coloniales ou métropolitaines : l’émeute apaisée, on y jouit de la vacance du pouvoir, dans l’étonnement que tout aille si bien et sans plus s’inquiéter de se trouver des chefs. L’orateur, c’est la statue d’un tribun la main levée vers la mer, dont le geste désormais se charge pour chacun d’une sentence selon son cœur : Soit le bienvenu ; Bon voyage ; Souviens-toi ; Tout passe ; Les derniers seront les premiers…
Voici un arbre trop grand pour la courette où il a poussé, et qui déborde sur la rue et qui se défenestre avec tous ses oiseaux – mais il n’y a personne, aucun service à présent, pour juger à la place des habitants que cela fait désordre, et péril, et qu’il faut l’abattre : chacun veille, coupe les branches qui heurtent aux carreaux, accompagne le mouvement de bête de ce géant qui cherche la lumière.

Ce sont d’anciens palais maritimes, des villas, des entrepôts, des galeries marchandes, qui ont perdu leur sens, leur pédigrée, qui ont changé de destination et sur lesquels personne n’a de droit que ceux qui en ont élu une partie et qui l’empêchent de s’effondrer, qui y vivent, enfin, à leur guise. La ville est devenue trop grande pour ses habitants. Tous les affreux gourbis sont vides. Les chambres de bonne font de merveilleux pigeonniers. Il semble qu’on se soit ménagé de haute lutte un dénuement de roi : riche de temps, d’espace, de lumière. Le travail a-t-il cessé ? Ce travail des mains dont toute ville présente la formidable accumulation ? Il a du moins perdu sa dimension dévorante : on marche, on se tient immobile à l’angle d’une rue, on converse sous l’arbre – et les heures du désœuvrement tranquille ne suscitent plus l’inquiétude.

S’il émane du regret de la peinture de Vinardel, c’est surtout au sens itératif d’une marche où l’on revient sur ses pas, où le monde familier s’augmente chaque jour de nuances nouvelles, d’un approfondissement de la connaissance des choses. Souvenirs de douzaines de villes du Sud et du Couchant, recomposés par la fantaisie, mais avec une parfaite maîtrise de la grammaire urbaine, les tableaux de Vinardel sont empreints d’un sentiment du temps qui m’est cher. Il traverse également le très beau livre de Jean-Christophe Bailly, Description d’Olonne, qui est une « promenade rétrospective » à travers une ville imaginée de toutes pièces, c’est-à-dire faite d’éléments, de lignes et de détails accumulés dans la mémoire. On y lit : « C’est lorsque l’inconnu prend la forme des retrouvailles, lorsque dans l’étendue s’ouvrent la possibilité et la persistance d’un accord, que l’on est le plus véritablement surpris. » Telle est aussi la surprise que nous réservait la peinture de Vinardel, dont les villes imaginaires sont plus concrètes, maçonnées de plus d’expérience réelle que la représentation que peut se faire de son environnement un usager des cités de notre temps – avec leurs plans concertés, leur urbanisme rigolo, régionaliste ou carcéral, leurs parcours didactiques, leurs espaces de consommation vidéosurveillés, aspergés de lavande de synthèse et de répulsif contre les vagants. Pourtant, la peinture de Vinardel n’est en rien destinée à la consolation : elle nous confirme et nous conforte dans ce que nous aimons. En ce sens, elle nous arme pour aujourd’hui et pour l’avenir. Voici un art par lequel se manifeste la beauté du monde. L’absence des foules en est peut-être une condition : les figures qui marchent au milieu de la rue, qui se tiennent immobiles, expriment leur souveraineté sans exercer aucun pouvoir. Si elles donnent l’échelle et la mesure, elles ne sont nullement décoratives. Nous voici débarrassés de la sociologie : l’amitié d’une fenêtre éclairée, dans Le pont de fer, nous en dit davantage sur la rondeur des jours, le labeur, le bol de la petite enfance, que les études statistiques.

La mise en réseau de toute chose – à flux continu – est un instrument de terreur dont témoignent aussi bien les zones d’habitation que les nouvelles formes du travail. Ce que nous montre Vinardel, c’est que la vie ne reprend son assise, son souffle, que par le discontinu, la suspension, la stase. Dans L’étoile Vesper, notre espérance renaît à la seule vue d’un éclairage qui forme dans la rue des îlots de lumière, qui marque les distances, les profondeurs et la respiration, qui garde leur mystère aux jardins, aux bouquets d’eucalyptus, aux cryptes de feuillages des grands marronniers. Celui qui habite rend la vie vivante, ici et maintenant. Aller au marché, se tenir dans sa chambre, monter dans les collines, c’est habiter – à la façon dont l’excursion, dans le Japon ancien, était l’art d’habiter à chaque pas. Nous sommes à nouveau dans le « monde flottant », où l’impermanence fragile de la lumière, des saisons, des itinéraires, fait tout le prix de vivre. Dans L’exil, ce sont des flaques ici et là d’une eau rosée, bleuie de ciel tendre après l’averse de la nuit, et que traverseront dans un instant, peut-être, une délibération de chiens.

Au crépuscule, l’éclairage modeste du port se dilue dans la mer couleur de vin, et c’est comme le négatif des coulures de rouille sur la chaux des façades, en plein midi. La route de la montagne, fait-on volte-face, devient le chemin de la mer : une ville où il fait bon vivre invite sans cesse au départ. Sa douceur ineffable tient beaucoup aux échappées qu’elle a su ménager sur les lointains, sur les seuils d’ombres, sur les collines « couleur de lin et de gazelle », sur l’autre côté. Je repense à ces mots de Colette dans ses Notes marocaines : « Pleine lune sur Fez, grande lune légère, d’argent un peu rose comme la neige qui miroite sur l’Atlas. La nuit est donc venue ? On n’y pensait pas. C’était la nuit qu’apportaient l’accroissement du vert sur les pentes d’où glissa Fez au creux de sa vallée, l’exagération du rouge sur un châle et un burnous accroché aux degrés du vieux cimetière, l’excès du bleu tendu soudain vers l’Est, tandis qu’au-dessus des orges s’étirait un long fleuve de cuivre arraché au couchant. »

Toujours Vinardel ménage de grandes ouvertures, et il en rompt la béance par un écran : arbre, muret, grue de fer ou toile de lin écru. Il y a une forme généreuse de clôture, et c’est celle qui augmente davantage qu’elle ne retranche ou n’enferme. Le haut mur ocre sur la rue mauve de L’entrée du parc en donne la leçon : le dédale accroît l’espace et l’épaisseur des choses.

Les villes de Vinardel n’ont pas de nom. On y entre ainsi sans être propulsé dans les rebonds sans fin d’associations d’idées automatiques. On jouit là de la paix du soir (du matin, de midi). Celui dont le cœur est inquiet y retrouve peut-être son tourment ; au moins n’est-il pas arraché à lui-même par la multiplication des signifiants. Aux devantures des cafés, les lettrages sont effacés à demi, illisibles ; ils retrouvent ce caractère hiéroglyphique que nous leur donnions enfants, quand la marche à travers la ville n’était pas encore une infâme lecture. Comme si de nouveaux iconoclastes s’en étaient pris non pas aux images taillées, mais à ces aboiements idolâtres que sont les noms propres donnés aux choses. Une fois grattés les slogans et l’affreux sourire du consommateur, le grand panneau vertical de néon verdâtre, à la luminescence aquatique, verse sur la place un halo enchanteur (L’oracle).

Il est une façon de montrer l’intimité qui la tue et la nie par son obscénité – et une autre, celle de Bonnard, par exemple, et celle de Vinardel, qui invite chacun à défendre la sienne, à la refermer davantage, à l’occuper de tout son être. Vinardel est de ces artistes qui présentent leur secret mais ne l’éventent pas (Le sphinx). Si l’appartement est bien le lieu de l’aparté, on n’y sent nulle assignation à demeure. Les fenêtres grandes ouvertes sur le soir, les hautes salles que dilate encore un vaste miroir où s’inscrit le visage de la femme aimée, ont tous les signes de la villégiature. Même les intérieurs de L’héritier et de L’inventaire témoignent d’un détachement essentiel. On est là pour la saison, ou pour quelques années ; libéré du démon de posséder, on ne s’est pas convaincu que le départ était seulement l’affaire des morts. Ce provisoire plein de douceur que l’on perçoit dans le séjour et que l’on devine dans la chambre, donne également leur caractère à la ville, au port, aux faubourgs, où l’on a prononcé la suspension de la gestion et du projet. Dans les jardins, dans les cafés tranquilles, qui sont les merveilleux deltas où le fermé et l’ouvert, l’intime et le public, le connu et l’inconnu, mêlent leurs eaux, il semble aussi que l’homme se soit affranchi de l’obligation de s’exprimer (comprimer, opprimer, primer, déprimer, toute la série est terrible).

Comprendre et restituer la beauté du monde à travers l’art, c’est empêcher que les cœurs n’oublient tout à fait qu’il existe une harmonie possible. Vinardel nous présente une époque non pas tant révolue qu’aimée, désirée, connue, et dont on sait qu’elle revient parfois, qu’elle reviendra, à la faveur d’un enrayement des machines, d’un sursaut de colère, d’une sécession tranquille. C’est la belle saison, celle où les hommes ont été rendus à eux-mêmes. La ville n’est plus alors un décor, mais le théâtre de l’enfance, de la jeunesse passionnée, des fortes joies et des fortes douleurs, du grand âge que ne défigurent plus les humiliations ni la terreur obéissante.

Les quais, le soir, avec leur monument aboli, le garage bleu dont on devine l’odeur de poussière empesée d’huile, de métal, de caoutchouc recuit, la devanture du grand café, les barges : point de circulation, d’arrêt-minute, de vacarme publicitaire. On sent que la parole va pouvoir renaître du silence. C’est le Royaume : elle marche au milieu de la rue, les mains libres, souveraine, et l’homme qui vient à sa rencontre n’a sans doute aucun trousseau de clés pour faire sonner ses poches.

 

David Bosc

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