L’IMPONDÉRABLE REGARD

 

Enfant, je croyais qu’il fallait que les prêtres fussent des saints, les professeurs de français des poètes, de ceux qui figurent dans le Castex et Surer ou le Lagarde et Michard ; je n’en connaissais pas d’autres. Déniaisé, je continue de croire que la poésie reste l’art premier, mais qu’elle ne peut exister à l’état pur, rectifiée comme on dit de l’alcool. Quelle que soit la forme qu’elle emprunte, elle s’enracine dans la glèbe des mots de tous les jours, « Passe-moi le sel » etc. Condition tragique. Rimbaud et son silence, Mallarmé et le Livre.
Comme je travaillais au prologue d’un recueil de poèmes, « L’imparfait du fugitif », je tentais une fois de plus l’approche d’une définition du genre. J’explorais les paysages de l’art contemporain. Les correspondances foisonnent. Même morgue dans l’exténuation. Même primat de l’intention sur l’œuvre. L’un des mouvements poétiques les plus affirmés prescrit l’abandon de la métaphore et de la beauté, ne considère plus le langage que sous l’angle de l’énergie et de l’expérience des limites. Autodestruction. Glossolalies. Cri. Silence.
Petits-fils de Marcel Duchamp qui se moquait des dommages collatéraux qu’il avait provoqués en 1917 – « Je leur ai jeté, écrivait-il en 1962, le porte-bouteille et l’urinoir à la tête comme une provocation et voilà qu’ils en admirent la beauté. » -, les lévites du bel aujourd’hui se posent, par un curieux renversement, comme les pères des anciens – ils ne songent pas que les anciens étaient plus frais que nous dans l’expérience de l’entropie -, pratiquent la terreur de l’angélisme et dépouillent les mots de tout lien avec l’innommable, le réel qui, à l’occasion, fait figure de traître. Comme si l’inadéquation des signes et du réel n’était pas ce sur quoi l’art se fonde depuis l’origine. Un jour un homme a peint dans une caverne l’animal qui assurait sa survie, parfois sa mort. Une nuit un homme a chanté devant un feu. « La poésie est magie, dit Jules Monnerot, magie sans espoir, le poète un magicien qui s’adonne aux rites pour eux-mêmes, et n’en attend rien, sinon les Erlebnisse qui font corps avec l’acte même de perpétrer ces rites. »
Égaré dans le maquis des ready-made et des installations, objets spéculatifs accompagnés d’un mode d’emploi qu’on croirait traduit du japonais par des logiciels russes, j’aspirais à des discours plus sensibles. « Du temps où la poésie était une pratique responsable, dit Giorgio Agamben, il allait de soi que le poète fût en mesure, à chaque fois, de justifier ce qu’il avait écrit. Ainsi les poètes provençaux appelaient razo l’exposition de cette source cachée du chant, et Dante intimait au poète, sous peine de déchoir « d’ouvrir en prose » cette razo. » Pas de source cachée dans les messages des plasticiens de surface qui, au nom d’une subversion proprement académique, chargent l’ordre ancien d’une malédiction biblique. Avec infiniment moins d’audace, d’invention et de profondeur que, par exemple, les dessins de Chaval ou du New Yorker ils élaborent l’utopie de la table rase. Ils ne se souviennent que du futur.
Rêvant d’une razo sans ruses qui rendrait tout poème à l’évidence du chant profond, je tombai sur un propos de Pascal Vinardel tiré d’un entretien avec Jean-Philippe Domecq : « Toute peinture n’est pas de la peinture. Entre peintres, on sait ce qui est peint et ce qui ne l’est pas. C’est de l’ordre de l’intuition artisanale. C’est de l’ordre du métier, de l’expérience sensible, de la mémoire. Il est absurde de dire que la peinture est morte, aussi stupide que d’affirmer que notre langue n’a plus rien à dire sous prétexte qu’elle a plusieurs milliers d’années. » Il me sembla que tout ce que j’agitais se nouait là. Il me sembla que je revenais à la maison. Didascalie muette. Je dédiai le recueil à Pascal. Nous nous retrouvâmes. Mais ceci est une autre histoire.

Conclusion d’un regard, d’un déclic, d’un doigt sur le déclencheur comme sur une détente, d’un shoot – langage de mort -, la photographie, quelle que soit sa beauté, ne se mesure pas avec la peinture, comme certains le prétendent au nom de l’air du temps, celle-ci, disent-ils, ayant vidé celle-là de sa substance. Il n’y a pas de sniper en peinture. On peut se promener dans un tableau sans utiliser les trébuchets avec lesquels Roland Barthes pèse la photographie : le studium, le sujet, et le punctum, « ce hasard qui en elle me point (mais aussi me meurtrit, me poigne). » Un détail, de l’insolite recueilli par l’objectif, « ce que j’ajoute à la photo, dit-il, et qui cependant y est déjà » : les mauvaises dents d’un petit garçon dans un photo du quartier italien de New York par William Klein en 1954 ou les bras croisés du mousse derrière Savorgnan de Brazza par Nadar en 1882. Dans Saint François dans le désert de Giovanni Bellini tout poigne, jusqu’au lapin – un univers à lui seul – qui se cache dans un muret à droite du saint en extase, comme un lapin de devinette dans son pommier. Le studium et le punctum se confondent. Le peintre a recréé le monde. Son tableau le chante.

Dans Les portes du fleuve (2010) qui représente une intemporelle ville de Bordeaux le lapin de Pascal Vinardel c’est peut-être l’ombre d’une montgolfière d’où l’on imagine que le peintre juché comme un opérateur de cinéma considère ce qu’il peint, une ombre qui se plie à l’angle d’une chaussée sans trottoir et de la façade d’un immeuble, une ombre à laquelle les passants ne semblent accorder aucune attention.

D’ascendance catalane, Pascal Vinardel est né au Maroc. Des odeurs, des couleurs, un grain des choses ont enraciné en lui une singularité qui ne recourt à aucun signe extérieur de richesse. La lumière natale, comme ce qu’on appelle l’âme, lui a permis de déjouer tous les pièges de l’orientalisme. Sa Méditerranée aux ombres longues ne rutile pas. Ce qui nous vaut des villes, des ports, des rues lavées par la pluie, des flaques, fragments inversés du « bleu de pierre » du ciel. De quels orages sommes-nous la récompense ?
« La nature est un dictionnaire », disait Delacroix. Cézanne ne copiait pas la montagne Sainte Victoire, il prélevait dans le paysage ce qui lui permettait de composer un tableau. Présenter plus que représenter. Ainsi le chanté et le parlé. Pascal Vinardel compose un réel talismanique articulé par une main, un corps, une mémoire, l’impondérable regard sur de vastes plaines ou la mer, sur une femme qui se dirige vers l’horizon, silhouette aux formes parfaites, sur des jardins clos. Des premiers matins du monde où l’on s’affaire déjà. Des aubes admirables où, comme dans Cythère (1975), un homme, dans la presque obscurité des commencements, marche sur une plage déserte dominée par un chemin torrentueux et par la crénelure du monde habité – cyprès, pins, maisons, chapelle, poteaux électriques, ombres chinoises dans la naissance du jour -, un homme en marge, Ulysse songeant à sa patrie, à l’épouse qui défait chaque nuit son ouvrage, un poète qui sait que comme « la peinture ne peut pas peindre des mots » la poésie ne peut échapper à leur malédiction de signifier.

Quand Pascal Vinardel parle de son art j’entends le plus vrai de la poésie. « Chaque mot aurait ainsi sa géographie, dit-il ; il suffirait de dire « pluie », « retour », « soir », « canicule », pour que surgisse, lente production du temps, corail incomparable, un paysage entier, le vrai pays de ce mot, sa patrie en quelque sorte. »
L’exil en sa demeure. Avons-nous vécu dans ces intérieurs encombrés de vide où l’on se tient comme dans le désert des gens de Port-Royal ? Une malle ouverte dont on ne connaîtra jamais le contenu, des cheminées sans feu, un tableau appuyé contre un mur, un sol auquel manque des carreaux, des plafonds écaillés. Le temps montre ses rides. La lumière elle-même appartient à cette patine et quand – La salle de bain (1979) – une femme arrange ses cheveux devant un miroir, à côté d’une porte qui délivre une clarté, elle multiplie dans le jeu d’un autre miroir une image heureuse de l’attente, exprime une sensualité d’autant plus vive qu’elle est paisible.
Ici, Sans masque de Pierre Reverdy : « Les personnages muets de cette comédie ou de ce drame sont dans la salle, il n’y a pas de coulisses. Les fards sont dans vos yeux et dans votre regard. Quel rôle ! »
Qu’attendons-nous dans ces intérieurs encombrés d’absence ? Qu’attendent les personnages du Grand café (2007) au sol délabré qui ressemble si peu à un café ? Ils font solitude à part, mais ils communient dans un silence qui pourrait être rompu par L’angelico du livre premier de Música Callada de Federico Mompou, un autre Catalan.
Acteurs immobiles d’une tragédie qui n’est après tout que la condition humaine depuis que les dieux se sont retirés à pas de loup ils savent, comme dit Pascal Vinardel, qu’il n’y a « pas d’autre paradis que ce qu’on a sous les yeux ».
Je jurerais que c’est de cela qu’ont parlé Les philosophes (2009) qui ont quitté la table. Le sommeil les a rendus aux puissances du rêve et des machines conceptuelles. Il reste un décor, le regard du peintre, échappée sur la gloire de la finitude. Le tragique a repris ses paisibles quartiers d’ombre et de lumière. Jamais l’imaginaire ne s’est confondu à ce point avec le réel. L’évidence des êtres et des choses. Nulle mélancolie. Le monde se ressemble. Il reste l’énigme de la poésie. A droite, sur un meuble au tiroir ouvert, un flacon vide et le buste d’un homme au visage presque cycladique en qui je me plais à reconnaître Héraclite d’Ephèse, mon maître en harmonie des contraires.

Frédéric Musso

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