DANS LA CHAIR DOUCE DES VILLES *

 

Ces façades, ces avenues solitaires, la découpe noire de silhouettes sans épaisseur, sur la brûlure aveuglante d’un mur blanc – les reconnaissons-nous ? Leurs images nous troublent de la même manière insidieuse qu’un refrain oublié, un parfum jadis familier. Une distance que l’on devine soudain ténue. Et cette clarté qui n’est de nulle part, sinon de ces régions du rêve que personne ne saurait nommer, hormis les poètes car ils ont le don de double vue, la grâce de nous éclairer d’un mot. A contempler « la chair douce des villes » que Pascal Vinardel dévoile sous notre regard, difficile de ne pas entendre, par un phénomène de surimpression, la voix de Rainer Maria Rilke. Ses Lettres à un jeune poète pourraient aussi bien s’adresser – et servir de viatique – au peintre né à Casablanca, dans le Maroc du protectorat français : « Même si vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il pas toujours votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor de souvenirs ? Tournez là votre esprit. Tentez de remettre à flot de ce vaste passé les impressions coulées. Votre personnalité se fortifiera, votre solitude se peuplera et vous deviendra comme une demeure aux heures incertaines du jour, fermée aux bruits du dehors .» 1

La peinture est la vraie demeure – la seule sans doute – de Pascal Vinardel. Une maison natale, traversée d’un vaste et profond courant de souvenirs, éclairée de tant d’émotions que l’on croyait englouties, d’instants volatiles mais lumineux. Quelque chose sans doute continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, des lueurs de plus en plus vagues. Mais l’œil du peintre est à l’écoute – une écoute assez fine pour être au diapason, une touche assez limpide pour réverbérer des échos, des reflets et Saisir… « Saisir l’ombre et le mur et le bout de la rue. » 2 La poésie de ces apparitions ne doit rien au flou de la nostalgie, moins encore aux contrastes affaiblis d’ombre et de soleil que l’on voit dans ces photographies anciennes des « colonies », conservées entre les pages d’un album de famille – fantômes d’un passé surexposé.

Les représentations de Pascal Vinardel sont baignées d’une toute autre lumière. Une lumière sans date, aussi radieuse et lointaine que celle de planètes inaccessibles, d’étoiles depuis longtemps éteintes mais dont le scintillement continue de nous atteindre et de jeter l’éclat intermittent de L’Age d’or. L’espace et le temps sont au poète. Libre à lui de se faufiler dans le labyrinthe des années perdues, d’enjamber les lignes frontières, de nous entraîner… Ailleurs. Là-bas, vers l’au-delà de la peinture. Grande ville maritime, Grande ville portuaire, Avenue vers la mer, Boulevard vers la lagune. Le soir tombe sur le port. Sans doute suffirait-il d’embarquer sur l’un des navires à l’ancre pour se sentir aussitôt délesté du poids de l’inaccompli. A moins que l’on ne se contente de franchir Le Pont de fer à l’aurore, de lever le bras pour que l’autobus fantomatique fasse halte, que le tramway glisse sans heurts sur la pente douce des étés d’autrefois.

Chacun de ces paysages urbains renvoie en écho le chuchotement lancinant d’une invitation au voyage ou plutôt d’un retour aux sources. Qui dira l’envoûtement des hautes demeures dont les stores de toile verte et délavée se lèvent comme des paupières ? La prunelle liquide et noire des fenêtres aux yeux grands-ouverts nous fixe, au long de rues stupéfiées dans la torpeur de la sieste. Par une illusion d’optique – ou par l’enchaînement irrévocable du rêve –, les perspectives silencieuses ramènent insensiblement la course du regard à son point de départ, comme s’il existait un mystérieux centre de gravité pour les âmes désemparées. Tout nous accompagne. Tout semble aboutir à l’esplanade solitaire où l’on croit reconnaître L’ancienne place des cafés qui ne serait pourtant « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ». Le corps de la Ville est un motif inépuisable, une énigme impossible à déjouer. Couché sur le papier ou sur la toile, il nous sidère. On a beau le fixer, le scruter sans réserve, il reste maître du jeu. Maître du trouble, du bonheur singulier où il nous jette.

Est-ce ici que commence l’autre monde ? Un monde harmonieux, tendrement humain mais parfait en son ordre, un monde dont on ne saurait dire si c’est un mirage, un ressouvenir du paradis perdu. Ou la géographie magique d’une terre étrange et familière – la « terre de promesses » que chacun porte en soi ? Aucune carte n’en a jamais dressé les frontières mais nous en retrouvons cependant le chemin. Le peintre est un passeur. De toile en toile, nous croyons reconnaître, nous reconnaissons la silhouette de celui qui nous invite à tourner le dos aux apparences ; à traverser à sa suite le vide éblouissant de La Canicule , des carrefours chauffés à blanc ; à faire avec lui Le grand Détour pour gagner le large de la peinture.

Le peintre est un dieu miséricordieux. A nos âmes distraites, émiettées et lasses, il dispense une autre forme de Présence. La caresse ou l’étreinte du pinceau épouse la ligne de fuite des avenues désertes qui nous font signe ; s’attarde au long des quais écrasés de soleil et de poussière d’or ; achève enfin sa course En bas des Jardins, à l’heure incertaine et tendre du crépuscule, quand insensiblement les teintes se résorbent, que la mer peu à peu s’apaise, s’endort. L’eau palpite encore d’une vague phosphorescence de roses et de verts. L’épiderme crayeux des façades révèle des ombres de lilas caché. Un secret sort de la « voix des choses ». Des ondes de douceur émanent des chambres aux murs écaillés, aux tentures fatiguées, au pavage qui s’effrite. L’épuisement des couleurs aux camaïeux assourdis a la vertu d’un talisman. Ou l’enchantement d’un sortilège prolongé par les vibrations de tonalités ineffables. Réverbérée par l’eau gelée du miroir du Grand café, toute une gamme de verts, de bleus, de mauves et de bruns accordent nos sens et notre esprit à un demi-jour d’algue marine. Dans le clair-obscur mordoré de La Chambre sur le port, les lattes disjointes des persiennes font léviter des échelles de lumière.

On voudrait être là. Céder à l’incantation d’une peinture qui éclaire notre regard, réconcilie notre cœur alourdi. Ce que nous n’avions plus la capacité de voir ni même d’espérer, nous est rendu par l’acte de foi d’un peintre fidèle à la promesse de la beauté – cette promesse réfléchie par la substance même de la palette. La couleur n’est pas de surface mais d’ombre, de sang et de lumière. Elle anime « la chair douce » de sa pulsation. Elle épouse la forme des voûtes, des arcades et des murs. Elle révèle la géométrie rigoureuse et émerveillée des architectures. Elle éveille les échos les plus indicibles par d’incessantes modulations, des ondulations et des glissements du pinceau qui joue en virtuose de l’épaisseur de la pâte comme de la transparence des glacis. Pour emprunter un terme à la théologie chrétienne, cette palette accomplit le miracle d’une transsubstantiation. Spiritualisés, éblouis, miroitants … ses matériaux, ses pigments, ses teintures, ses huiles, ses vernis projettent l’image radieuse des villes de Pascal Vinardel et donnent corps à la Beauté.

La résonance surnaturelle de la matière, nous la voyons opérer dans la communion crépusculaire des Philosophes qui en rappelle une autre – celle des Pèlerins d’Emmaüs : « 15 – Or, tandis qu’ils devisaient et discutaient ensemble, Jésus en personne s’approcha et fit route avec eux ; 16 – mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. […] 28 – Lorsqu’ils furent près du village où ils allaient, il parut vouloir aller plus loin. […] 29 – Mais ils le pressèrent, en disant: Reste avec nous, car le soir approche, le jour est sur son déclin. Et il entra, pour rester avec eux. 30 – Pendant qu’il était à table avec eux, il prit le pain; […] 31– Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent; mais il disparut de devant eux. » 3 Jamais l’espace de la toile n’aura été aussi proche de l’espace mystérieux et initiatique que nous ouvre le texte de Saint Luc. Jamais l’état surnaturel de la matière, de la couleur dont nous sommes pétris, n’aura été aussi intimement révélé. Tout nous rappelle cette trinité invisible. Le trio de sièges rassemblés autour de la table dressée pour quelle cène ? Les trois fenêtres ouvertes à la contemplation d’une lumière dont on ne saurait dire si elle est le prélude d’une aurore, le suspens du jour qui s’éteint. Et la transparence équivoque du crépuscule, des tonalités indécises et propices à la « langue matérielle des choses », à la vibration de leurs voix secrètes et fraternelles. La plage incandescente de la nappe blanche dans le clair-obscur, le nimbe des assiettes, la pureté irisée des verreries – tout réfléchit la clarté de l’invisible au cœur du visible, le rayonnement ineffable d’une Présence que nos « yeux étaient empêchés de reconnaître »… Mais La communion de la peinture a décillé nos yeux. Et l’on se dit que rien n’aura été inutile, que rien n’est jamais perdu tant qu’il y aura d’admirables et patients ouvriers pour consacrer leurs forces à réfléchir attentivement le monde et nous guider vers « la profonde, profonde éternité ».

 

Jérôme Godeau

Notes
*L’auteur remercie Marie Rouanet pour ce titre emprunté à l’un de ses ouvrages.

1 Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, I, traduction Bernard Grasset, Éditions du Seuil, 1966.
2 Jules Supervielle, « Saisir » in Le forçat innocent, nrf, Poésie / Gallimard, 1994.
3 Évangile selon Saint Luc, chapitre 24, versets 13 à 31, La Bible de Jérusalem, traduite en français sous la direction de l’École Biblique de Jérusalem, Éditions du Cerf, 1961.

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